La Nature, levier de transition écologique
Avant-propos
En octobre 2025, La Fabrique de la Cité s’est rendue à un colloque consacré à la place de la nature dans la transition écologique, organisé à Cerisy par Isabelle Laudier et Diane de Mareschal de l’Institut pour la recherche de la Caisse des Dépôts et Consignations.
Cette note propose une mise en perspective de quelques idées fortes repérées au fil des interventions et des débats. Sans prétendre à l’exhaustivité, elle s’appuie sur les contributions universitaires, expertes et institutionnelles, tout en opérant un travail de sélection, de synthèse et de mise en cohérence. L’objectif est d’offrir une lecture transversale des interventions et de faire émerger les grandes
lignes de réflexion qui traversent également les sujets d’étude de La Fabrique de la Cité.
Introduction
Le colloque a souligné combien notre rapport à la nature est à la fois sensible et politique. La lecture transversale et systémique du rôle de la nature dans la transition écologique révèle qu’elle n’est pas un simple décor, un objet de protection ou de contemplation : elle est un acteur, un levier et un indicateur de transformation, mais aussi un champ de tensions entre valeurs, usages, représentations et modèles économiques.
La nature devient ainsi un miroir de nos choix de société, et un levier concret pour réinventer nos manières d’habiter, de produire et de décider. Réconcilier humains et nature implique alors de repenser nos modes de gouvernance, nos outils de gestion, nos récits collectifs et nos formes de cohabitation territoriale.
De la redéfinition de notre rapport à la nature à la quête de reconnexion avec le vivant, jusqu’aux nouveaux outils et modes de gouvernance qui en découlent, cette note retrace les principaux chemins par lesquels la nature devient un levier central de la transition écologique.
Du contrôle à la cohabitation : comment les sociétés européennes modernes redéfinissent-elles leur rapport à la nature ?
Longtemps perçue comme une force à maîtriser, la nature est de plus en plus considérée comme un partenaire de cohabitation. Entre végétal urbain et rapport à l’eau, quelle est l’évolution historique et symbolique du rapport des sociétés européennes au vivant ?
ENTRE ORNEMENT ET SPONTANÉITÉ : REDÉFINIR LA PLACE DU VIVANT DANS LA VILLE CONTEMPORAINE
Si l’espace champêtre s’oppose par définition à l’espace urbain, et la nature à l’artificialisation, le regard du paysagiste peut permettre de questionner cette stricte opposition. C’est dans cette optique que Vincent Piveteau, inspecteur général au ministère de l’Agriculture, de la Souveraineté alimentaire et de la Forêt, analyse les différentes formes que peut prendre la nature au sein d’un espace aussi contraignant que la ville, allant des « mauvaises herbes » aux projets de renaturation intensive.
Ses photographies du 15e arrondissement de Paris révèlent d’abord le rôle de la nature dans les usages urbains. Les plantes se font séparatrices d’usage et de propriété, renouant avec le motif paysager de la haie, ou bien polarités spatiales autour desquelles on se réunit. Elles peuvent même être oubliées au profit de leurs bacs et murets, revêtant alors des fonctions imprévues de cendrier, siège ou poubelle. La nature est alors un mobilier urbain parmi d’autres, dont la fonction s’avère avant tout de structurer l’espace public.
Si la nature en ville sert plusieurs usages, ceux-ci peuvent également se fonder sur l’esthétisme et la quête du «beau» par les citoyens eux-mêmes. Les balcons fleuris, « politesse des maisons » selon les mots de Renée Gailhoustet, sont un héritage de la mise à l’honneur de l’horticulture au XIXe siècle, par souci esthétique et hygiéniste.
Aujourd’hui, le label Village fleuri fait perdurer cette tradition, et la nature d’agrément colore et adoucit les frontières urbaines. Les permis de végétaliser constituent une forme plus moderne d’implication des urbains dans la végétalisation de leur ville, dépassant le bord de fenêtre pour s’emparer des trottoirs. Si leur ambition est forte, fondée sur la notion de commun, Vincent Piveteau rappelle que leur réalisation demeure compliquée, et leur rôle dans le maintien de la biodiversité secondaire.
En revanche, les projets de renaturation intensifiée, comme la « forêt urbaine » place de la Catalogne, portent l’ambition de restaurer les écosystèmes et de mettre à profit leurs fonctions comme la captation de carbone. Mais les faibles espaces alloués aux arbres entraînent souvent une densité de plantation trop importante qui ne permet pas le bon développement des plants. Ceux-ci meurent alors de façon précoce avant d’avoir pu faire leurs preuves, par exemple en termes de rafraîchissement ou de captation du carbone… À cette végétation contrôlée et organisée par la main humaine s’ajoute un dernier type de nature urbaine, plus spontané, poussant dans les interstices des pavés et dans les failles du bitume : ce que Gilles Clément appelle le « tiers paysage »1, où l’intervention humaine est moins intrusive et où la nature peut évoluer par elle-même.
DE LA CONQUÊTE À LA COHABITATION : L’ÉVOLUTION DU RAPPORT DES SOCIÉTÉS EUROPÉENNES À L’EAU
Spécialiste de l’évolution de la relation des sociétés humaines à l’eau – du marais au littoral – François Bafoil se fonde également sur ces deux visions opposées de la nature : la natura naturae, sur laquelle les hommes ont l’illusion d’avoir le contrôle, et la natura naturans, la nature au développement spontané2. Son approche historique part de la conception de Buffon selon laquelle il existe une opposition stricte entre la nature, objectifiée, et l’homme, sujet qui doit la domestiquer et l’embellir. Dans le rapport à l’eau et aux risques associés (inondations, tempêtes, ruissellement…), cela se traduit par une volonté de maîtriser l’aléa. Se défendre et se protéger de l’ennemi qu’est la mer est la solution la plus envisageable dans le contexte des Lumières, où la foi dans le progrès est immense. Dans l’après-guerre, avec la modernisation agricole et la nécessité de garantir la souveraineté alimentaire, cette posture d’opposition à la nature se transforme en véritable stratégie de conquête des zones humides, alors converties en zones agricoles productives.
Toutefois, François Bafoil identifie un revirement des méthodes, s’orientant davantage vers le « faire avec » 3. En effet, les solutions pour faire face aux inondations, croissantes dans le contexte du réchauffement climatique, se construisent de plus en plus par un déplacement des enjeux que par la seule lutte contre l’aléa. À l’échelle européenne, la directive cadre sur l’eau de 20004 introduit la restauration des milieux humides et des cours d’eau comme levier pour garantir la diversité écologique et permettre leurs débordements naturels. Néanmoins, François Bafoil souligne que ce nouveau rapport à la nature se heurte à des problématiques sociales. En effet, laisser des espaces à la nature peut être ressenti comme une perte par les personnes qui y sont attachées en raison de leur rôle dans le tissu socio-économique local et dans l’identité territoriale.
SORTIR DU DUALISME DES SOCIÉTÉS OCCIDENTALES POST-INDUS-TRIELLES : VERS UNE PLURALITÉ DES RAPPORTS À LA NATURE
Une démarche proposée par le philosophe Dominique Bourg, consiste à reconnaître des droits à la nature, suscitant une réflexion sur la manière dont les sociétés humaines conçoivent leur lien au monde naturel. Sa réflexion s’inscrit dans une filiation philosophique qui interroge depuis plusieurs décennies la place de l’humain dans le monde naturel. Elle prolonge notamment la critique du dualisme moderne formulée par Hans Jonas, qui invitait à une « éthique de la responsabilité » envers le vivant, et rejoint les approches de Bruno Latour ou de Philippe Descola, qui déconstruisent la frontière entre nature et culture. Ces pensées convergent vers une remise en cause de l’anthropocentrisme hérité du cartésianisme, au profit d’une vision écocentrée ou relationnelle du monde, où les humains ne sont plus des maîtres et possesseurs de la nature, mais des composantes interdépendantes d’un ensemble vivant.
Dominique Bourg part du constat que, contrairement aux animaux dont le langage est avant tout utilitaire – orienté vers la survie, l’alerte ou la satisfaction des besoins – le langage humain possède une dimension ontologique. Il permet de décrire, nommer et penser le monde, et donc d’établir des rapports symboliques avec la nature. De cette capacité découle la diversité des manières dont les sociétés ont construit leur relation à l’environnement au fil du temps.
Dominique Bourg distingue quatre grands types de rapports à la nature :
- Vivre de la nature : la nature est une ressource à exploiter. C’est la vision dominante des sociétés industrielles modernes, centrée sur la production, la croissance et l’utilité économique.
- Vivre dans la nature : la nature est un milieu, un espace d’abri et de subsistance. C’est la vision de certaines sociétés rurales ou traditionnelles, où l’humain s’inscrit dans un cadre écologique immédiat.
- Vivre avec la nature : la nature est partenaire, compagne de vie, dotée d’une forme d’altérité avec laquelle on coexiste et que l’on respecte. Cette approche reconnaît une interdépendance entre les êtres vivants.
- Vivre en tant que nature : c’est la forme la plus intégrée du rapport au monde, celle où l’humain se pense comme une expression de la nature elle-même, sans séparation entre le sujet et son environnement.
Or, souligne Dominique Bourg5 si ces rapports à la nature peuvent s’additionner, les sociétés européennes modernes ne semblent avoir conservé que le premier : celui qui réduit la nature à un stock de matières premières. Cette conception, issue du rationalisme moderne et du dualisme cartésien, a permis un développement économique sans précédent en Occident, au prix d’une crise écologique majeure 6. La réflexion de Dominique Bourg invite ainsi à réhabiliter la pluralité de nos rapports à la nature. Donner des droits à la nature dépasserait alors le geste juridique, car cela suppose de repenser notre place au sein du vivant.
À travers les regards croisés de Vincent Piveteau, François Bafoil et Dominique Bourg, ce premier axe met en lumière l’évolution du rapport des sociétés européennes à la nature. Celle-ci passe d’objet de maîtrise à sujet de coexistence, de ressource à altérité reconnue. Mais si la réconciliation symbolique avec la nature s’amorce, du moins dans les réflexions, ce désir de reconnexion au vivant s’enracine aussi dans des nécessités économiques, sociales et sensibles. Il semble qu’aujourd’hui, la nature redevienne une condition essentielle des équilibres collectifs et individuels.
Un désir de reconnexion au vivant : entre aspirations sociales, nécessités économiques et engagement politique en mutation
La crise écologique nous rappelle que notre survie dépend directement du vivant7. Quelles sont les raisons économiques, sociales et sensibles qui nourrissent le besoin croissant de se reconnecter à la nature, entre dépendance matérielle et quête de bien-être ?
LA PROTECTION DU VIVANT : UN IMPÉRATIF ÉCONOMIQUE ET FINANCIER AUTANT QU’ENVIRONNEMENTAL
Face à la sixième extinction du vivant8, Nathalie Lhayani, directrice de la politique durable chez la Caisse des Dépôts, rappelle que la préservation des écosystèmes n’est plus une simple question environnementale, mais un enjeu économique et financier majeur. En effet, 50 % de la génération de valeur mondiale dépend directement du vivant, et l’autre moitié en dépend indirectement. La dégradation continue de la biodiversité menace donc non seulement les équilibres écologiques, mais aussi la stabilité du système économique mondial.
En effet, la perte de biodiversité ampute chaque année le PIB mondial d’environ 10 000 milliards de dollars, tandis que sept des neuf limites planétaires ont déjà été franchies. Sur cette crise du vivant reposent des risques économiques systémiques : raréfaction des ressources9, volatilité des prix agricoles, perturbation des chaînes de valeur, ou encore dépréciation d’actifs dépendants des écosystèmes.
Les réglementations internationale et nationale cherchent à répondre à cette urgence environnementale. L’Accord de Kunming- Montréal (COP15) fixe des objectifs ambitieux : zéro perte nette de nature d’ici 2030, restauration de 30 % des zones dégradées, et suppression de 500 milliards de dollars de subventions néfastes à la biodiversité. En France, la loi de 2016 sur la reconquête de la biodiversité réaffirme les principes d’évitement-réduction-compensation et de pollueur-payeur, incitant les acteurs économiques à internaliser leurs externalités environnementales.
Pour Nathalie Lhayani, la transformation écologique des acteurs économiques passe par la reconnaissance et la réduction de leurs externalités négatives. En rendant le rôle du vivant dans la création de valeur visible aux yeux des acteurs économiques et financiers, leur implication dans sa préservation devrait s’accroître, à condition que le cadre règlementaire se consolide.
En effet, les récentes initiatives législatives de simplification aux échelles européenne et française rappellent l’instabilité des dispositifs portant sur les dimensions environnementales et sociétales. Le paquet Omnibus présenté fin février 2025 entend alléger les obligations de déclaration en matière de durabilité en recentrant le champ d’application de la CSRD (Corporate Sustainability Reporting Directive) sur les plus grandes entreprises. En France, le projet de loi de simplification de la vie économique, encore en débat au Parlement, s’inscrit dans la même dynamique. La fragilisation des établissements publics et des cadres réglementaires, dans leur principe comme dans leur déclinaison opérationnelle, de même que les incertitudes politiques sur des sujets aussi structurants, rendent complexe la mise en place d’une protection de l’environnement crédible et robuste.
POURRIONS-NOUS VIVRE DANS UN MONDE SANS BALEINES ?
Lucile Schmid, présidente de La Fabrique Écologique, analyse les effets sensibles du rapport entre les sociétés humaines et la nature, et la manière dont ce lien, souvent distendu, influence notre engagement collectif. Elle rappelle d’abord combien la nature demeure essentielle à la survie humaine, non seulement sur le plan physique et économique, mais aussi psychologique et éthique. Sa dégradation croissante suscite un malaise profond, désormais nommé éco-anxiété, traduisant la conscience d’une dépendance cruciale au vivant. Face à cette inquiétude, la nature devient un moteur d’activisme porté par le désir de la préserver. Certains s’y attachent, littéralement, comme Thomas Brail10 perché dans les arbres pour éviter leur coupe, tandis que d’autres inventent des formes de résistance plus discrètes, à l’image des jardins pirates étudiés par Eugénie Denarnaud à Tanger11, où des habitants recréent des liens avec la terre dans les interstices urbains.
Pourtant, pour Lucile Schmid, cette sensibilité et la mobilisation collective ne sont pas toujours à la hauteur des enjeux. C’est une dissonance cognitive : bien que nous sachions que la biodiversité disparaît, cette perte reste abstraite et lointaine. Les termes généraux de « nature » ou de « biodiversité » ne suffisent pas à susciter l’émotion et ils transforment une réalité vivante en simple donnée statistique. Or, cette distance nous empêche de percevoir que la dégradation du vivant affecte déjà nos conditions de vie. Pour rendre cette perte sensible, Lucile Schmid invite à se poser une question simple : « Pourrions-nous vivre dans un monde sans baleines ? ». Derrière cette interrogation se joue la mesure de ce qui nous touche dans la nature, de ce que nous voulons préserver et de ce que nous acceptons, parfois sans y penser, de laisser disparaître.
Réapprendre à voir et à nommer le vivant devient alors un levier essentiel pour s’y reconnecter. Nommer les espèces – les bergeron-nettes, les fauvettes, les chardonnerets, les alouettes, les mésanges ou les rossignols – revient à reconnaître leur existence singulière et à rendre leur disparition tangible, voire tragique. Un autre levier évoqué par Lucile Schmid tient aux effets directs de la biodiversité sur la santé, aussi bien physiologiquement que mentalement : comprendre que notre vitalité dépend de celle des écosystèmes permet de transformer la prise de conscience en engagement durable.
FAUT-IL VIVRE PRÈS DE LA NATURE POUR ÊTRE HEUREUX ?
En effet, la présence de la nature dans notre environnement immédiat joue un rôle sur le bien-être des humains, comme le souligne une étude menée par le CREDOC. Lucie Brice Masencal, directrice d’études au CREDOC, synthétise les résultats de l’étude « Proximité à la nature – une source de bien-être »12 qui examine, pour la population française, l’existence d’une corrélation entre la proximité d’espaces naturels (y compris agricoles) et le niveau de bien-être et de satisfaction vis-à-vis du cadre de vie.
Lucie Brice Masencal montre ainsi que, toute chose égale par ailleurs, la proximité de la nature apparaît comme un facteur positif pour le bien-être individuel : vivre dans un environnement très naturel se révèle plus favorable au bonheur que vivre en ville mais en ayant un accès facile à des espaces verts, ce qui à son tour est préférable à un cadre très artificialisé. L’évolution du cadre de vie exerce également une influence sur le degré de bonheur perçu : la perte d’espaces naturels au profit d’espaces artificialisés engendre un sentiment d’insatisfaction, et inversement le gain de nature augmente le degré de bien-être.
De plus, vivre à proximité d’espaces naturels est associé à un degré de satisfaction et de bien-être plus élevé y compris lorsque le contexte socio-économique est moins avantageux. Pourtant, les territoires très artificialisés offrent des avantages matériels (accès aux services, aux emplois, moindre précarité ressentie) qui tendent à accroître le bien-être, ce qui crée un dilemme entre confort matériel et qualité écologique du cadre de vie.
Si cette étude souligne la nécessité de vivre au contact régulier de la nature pour être en bonne santé mentale, la catégorisation retenue (qui intègre les espaces agricoles comme « naturels ») soulève une limite méthodologique, car elle ne rend pas toujours compte de la qualité réelle de ces espaces en tant que milieu naturel, ni de leur biodiversité et des services qu’ils rendent à la population.
Les réflexions de Nathalie Lhayani, Lucile Schmid et Lucie Brice Masencal soulignent l’importance de réintroduire la nature dans nos modes de vie puisque nous en dépendons économiquement, physique-ment et socialement. Reste à savoir comment traduire cette prise de conscience en actions : quels outils, quelles pratiques et quelles formes de gouvernance peuvent ancrer cette reconnexion dans le réel ?
Réinventer nos modes d’action autour de la nature : outils, pratiques et formes de gouvernance
Comment transformer ce désir de reconnexion au vivant en politiques et pratiques concrètes ? Quelques outils et approches permettent de replacer la nature au cœur de la décision collective.
LA COMPTABILITÉ ÉCOLOGIQUE, UN LEVIER D’ACTION COLLECTIVE MULTI-FACETTES
Spécialiste de la comptabilité recentrée sur les écosystèmes, Clément Feger rappelle l’importance du prisme comptable, qui permet de croiser plusieurs questions fondamentales pour la gouvernance de la nature : que prendre en compte, selon quelle catégorisation, avec quelles conceptions de la valeur et du résultat, et sur la base de quelles techniques de mesure ?
Clément Feger s’appuie sur une typologie de l’action organisée proposée par Laurent Mermet13. Cette typologie distingue six paradigmes qui orientent les manières d’agir collectivement pour la nature et confèrent une utilité spécifique à la comptabilité environnementale :
- Le paradigme du Gouvernement : la comptabilité y est envisagée comme un outil de planification, au service d’une action publique structurée, rationnelle et hiérarchisée.
- Le paradigme de la Coordination : la comptabilité devient un outil de dialogue et d’apprentissage collectif, facilitant la coopération entre acteurs et la co-construction de diagnostics et de solutions.
- Le paradigme de la Gouvernance : la comptabilité fonctionne comme un outil de concertation entre acteurs publics et société civile, permettant de négocier les visions et les compromis autour de la nature.4. Le paradigme des Alternatives autonomes : la comptabilité est alors un outil pratique d’expérimentation, servant à organiser ou préfigurer d’autres mondes possibles dans les interstices du système actuel démontrant qu’un autre rapport à la nature est possible.5. Le paradigme de la Révolution : la comptabilité devient un outil critique, dévoilant les failles du système existant, ses effets pervers sur la nature, et proposant des formes radicalement différentes de valorisation et de mesure.6. Le paradigme de l’Action minoritaire de changement : la comptabilité agit comme un outil partiel et engagé, mis au service de coalitions minoritaires et circonstanciées qui cherchent à infléchir le système de l’intérieur.Ainsi, cette typologie permet de situer les usages possibles de la comptabilité écologique, selon les finalités et les postures d’action collective adoptées. Elle montre que la comptabilité n’est pas neutre : elle reflète et soutient une certaine vision du changement, depuis la planification étatique jusqu’à l’expérimentation radicale, et constitue donc un levier stratégique pour repenser la relation entre société et nature.
LA MÉTHODE « VILLE ARBORÉE » : L’ARBRE COMME INFRASTRUCTURE ÉCOLOGIQUE
Cécile de Coincy travaille sur la méthode Ville Arborée14, désormais reconnue par le Label Bas-Carbone de l’État. Ce dispositif propose de développer l’expertise urbaine des arbres, d’abord née d’une exigence de sécurité pour diagnostiquer les arbres à risque, avant de s’élargir à une ambition plus large : accompagner les communes dans leur stratégie de végétalisation urbaine raisonnée et durable.
La méthode repose sur le principe de valorisation des services rendus par les arbres. En qualifiant et en quantifiant les co-bénéfices socio-environnementaux des projets de végétalisation, il devient possible de mobiliser des soutiens financiers. La démarche s’appuie sur des indicateurs précis : diversité spécifique, stratification arborée, part d’espèces autochtones, ou encore coefficient de biotope par surface arborée. Ces critères permettent de traduire, en termes mesurables, la qualité écologique et fonctionnelle du végétal urbain.
Au-delà de la simple lutte contre le changement climatique, ces initiatives s’inscrivent dans une logique d’adaptation visant à faire des arbres des alliés pour rendre les villes plus résilientes, couvrant des enjeux multiples :
- Réduction des îlots de chaleur urbains,
- Captation et stockage du carbone,
- Gestion des eaux pluviales et prévention des inondations,
- Préservation et retour de la biodiversité,
- Désimperméabilisation des sols,
- Amélioration du bien-être et de la qualité de vie urbaine (y compris par le choix d’espèces non allergènes).
En replaçant l’arbre au cœur de la ville et de sa comptabilité carbone, la méthode Ville Arborée redéfinit le rôle du végétal non plus comme simple décor, mais comme infrastructure vivante au service de la transition écologique.
L’APPROCHE PAR LES COMMUNS POUR UNE GOUVERNANCE PARTAGÉE DU VIVANT
Vera Vidal et Pierre Musseau, chercheurs et membres de la Coop des Communs, invitent à reconsidérer la gestion des ressources à travers le prisme des communs. Cette notion désigne la conjonction entre une communauté, des ressources et un système de règles. Autrement dit, le commun existe par la pratique sociale qui le fait vivre et constitue donc une méthode d’action qui engage à reconnaître l’interdépendance fondamentale entre les humains et la nature, et à concevoir la gestion des ressources non plus comme un acte d’appropriation, mais comme un processus collectif de cohabitation et de responsabilité.
Cette perspective entre toutefois en tension avec les régimes de propriété existants, qu’ils soient publics ou privés. Là où la propriété tend à figer l’appartenance, le commun suppose des droits d’usage ou de propriété partagés, évolutifs et situés. D’où le recours à une typologie des formes de propriété pour soutenir une approche par les communs :
- Les systèmes fonciers collectifs ancestraux, où la terre ou la forêt étaient déjà gérées comme un bien commun, selon des règles coutumières ;
- Les initiatives qui réinventent la propriété foncière collective, telles que Terre de Liens, l’IFAC ou la SCIC l’Hermitage ;
- Les démarches citoyennes qui cherchent à instaurer du commun à partir de la propriété privée ou publique, en ouvrant des espaces de gestion partagée ou de participation ;
- Les initiatives visant à préserver ou réactiver des droits d’usage collectifs, en s’appuyant sur des traditions locales ou sur des cadres juridiques renouvelés.
En filigrane, Vera Vidal et Pierre Musseau soulignent que les communs ne sont pas seulement des outils de gestion, mais aussi des espaces politiques : ils permettent de repenser la place de la nature dans nos institutions, de redéfinir les rapports entre individus et collectifs, et d’esquisser de nouvelles formes d’action écologique.
REPRÉSENTER LA NATURE : LES DROITS DU VIVANT COMME HORIZON D’UNE DÉMOCRATIE ÉCOLOGIQUE ?
Les travaux de la sociologue en politiques environnementales Caroline Lejeune15 et du doctorant en philosophie Thomas Fabre16 explorent
les traductions politiques et juridiques que peut avoir la reconnaissance des droits de la nature. Leurs réflexions s’inscrivent dans la lignée des travaux de Bruno Latour, et notamment de sa proposition d’une « Troisième Chambre », où humains et non-humains seraient représentés à égalité dans la délibération publique17. Ce déplacement théorique conduit à poser la question politique des effets sur la gouvernance environnementale de donner des droits à la nature.
Pour aborder cette transformation des imaginaires et des pratiques, il est possible de mobiliser l’échelle d’Overton, un outil conceptuel qui permet d’évaluer la manière dont une idée, d’abord jugée utopique ou marginale, devient progressivement socialement et politiquement acceptable. Ainsi, les droits de la nature, encore perçus il y a peu comme une fiction juridique, s’imposent désormais dans le débat public et commencent à se traduire dans les cadres légaux nationaux et européens.
La lagune de Mar Menor, étudié par Thomas Fabre, est ainsi devenue en 2022 la première entité naturelle en Europe dotée d’une personnalité juridique. Ce tournant illustre une évolution du droit et des mentalités : objet de protection, la nature devient sujet de droit, capable d’être représentée et défendue. Dans la même perspective, des initiatives émergent en France, comme le projet autour des marais de Bourges qui fait l’objet d’un portrait de territoire de La Fabrique de la Cité présentant de nouvelles formes de gouvernance écologique et citoyenne18.
En rendant visibles ces expérimentations locales, Caroline Lejeune et Thomas Fabre invitent à repenser la gouvernance de la nature non plus comme une question de gestion, mais comme un nouvel espace de démocratie écologique.
Ainsi, la nature se révèle être un véritable protagoniste de la transition écologique, et non un simple objet d’étude. C’est pourquoi nous devons repenser nos liens avec le vivant : entre le retour du sensible, la reconnaissance des interdépendances écologiques et l’émergence de nouveaux cadres d’action collective, c’est toute une écologie des relations qui se dessine.
Cela engage un déplacement des responsabilités, du contrôle vers la cohabitation, du calcul vers le soin, de la propriété vers le partage. Les outils présentés (comptabilité écologique, méthodes d’évaluation du vivant, approches par les communs ou par le droit) traduisent cette volonté d’inscrire la nature au cœur des actions humaines, sans la réduire à une variable d’ajustement. Dans cette perspective, la nature n’est plus un cadre extérieur à nos décisions, mais la condition même de leur légitimité.
Les photos…
Les photos présentées dans cette publication sont le fruit d’un travail de documentation sur les délaissés urbains.
En 2025, La Fabrique de la Cité et la coopérative Acadie ont lancé un projet d’études sur les espaces interstitiels. Ces friches urbaines interrogent l’usage des espaces de nos villes, à l’heure où la transition écologique et l’impératif de sobriété foncière remettent en question l’aménagement du territoire.
Trois villes et trois contextes différents ont fait l’objet de nos observations : Grenoble, Dortmund et Bologne. Claire Jachymiak a accompagné les équipes et posé son regard de photographe sur ces lieux et leurs particularités.
Les interstices sont des espaces privilégiés pour observer la place de la nature en ville, c’est pourquoi quelques-unes de ces photos ont été sélectionnées pour illustrer les thématiques de cette synthèse.
Références
[1] Gilles Clément (2004), Manifeste du Tiers paysage, 5f7f3d9a6fac7-d43183.pdf
[2] Ces deux expressions viennent du philosophe Spinoza. Pour lui, la natura naturans désigne la nature qui agit et crée d’elle-même, une force vivante et autonome ; tandis que la natura naturata correspond à la nature que les humains observent et cherchent à maîtriser.
[3] Pour aller plus loin : Et si s’adapter, c’était faire avec ? | Adaptation | Building Beyond 2024 | Jour 3/3
[4] La bonne qualité de l’eau en Europe (directive-cadre sur l’eau) | EUR-Lex
[5] « Face aux inondations, faut-il parfois reculer pour mieux habiter ? » Ensemble, faisons grandir la France | Groupe Caisse des Dépôts
[6] Voir aussi la conférence « Construire des villes robustes, vivre avec l’incertitude » réalisée en septembre 2025 par La Fabrique de la Cité, qui creuse la notion de résilience urbaine face au changement climatique : Événements – Construire des villes robustes, vivre avec l’incertitude | La Fabrique de la Cité
[7] La qualité des sols est une condition essentielle de la survie humaine, comme souligné par Marc-André Selosse, Antoine Picon et Jean Benet dans la conférence « Les sols, alliés oubliés de la dé-carbonation » organisée par La Fabrique de la Cité à l’occasion du festival Building Beyond 2023.
[8] 8. Cowie, R. H., Bouchet, P., & Fontaine, B. (2022). The Sixth Mass Extinction: Fact, fiction or speculation? Biological Reviews, brv.12816. The Sixth Mass Extinction: fact, fiction or speculation? – Cowie – 2022 – Biological Reviews – Wiley Online Library
[9] Pour aller plus loin, retrouvez les captations du Festival Building Beyond 2025 qui portait sur le thème des ressources : Événements – Festival Building Beyond 2025 | La Fabrique de la Cité
[10] Thomas Brail – Groupe National de Surveillance des Arbres
[11] Denarnaud Eugénie (2018), « Tanger, ou la rencontre de la société vernaculaire et de la ville mondia-lisée : irréductibilité du lien à la terre », Les carnets du paysage, n° 33, Paysages en commun, Actes Sud & ENSP
[12] Proximité à la nature – une source de bien-être.pdf
[13] Mermet, L., Environmental Science and Policy (2018), Knowledge that is actionable by whom? Underlying models of organized action for conservation – ScienceDirect
[14] La méthode Ville Arborée | Label bas carbone – Ministère de la transition énergétique
[15] « Vers une biorégion du Léman » : La Fondation Zoein est partenaire de la restitution de la résidence artistique de l’association Hydromondes | Fondation Zoein
[16] La lagune de Mar Menor : émergence des droits de la nature en Europe | Groupe Caisse des Dépôts
[17] Prieur Michel. Dominique Bourg, Inventer la démocratie du XXIème siècle, l’Assemblée citoyenne du futur, préface d’Audrey Pulvar, Fondation pour la Nature et l’Homme, édition Les liens qui libèrent, novembre 2017
[18] Pour aller plus loin, retrouvez le portrait de ville « Bourges, entre nature et culture» sur le site internet de La Fabrique de la Cité : Bourges – un avenir entre nature et culture
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La Fabrique de la Cité est le think tank des transitions urbaines, fondé en 2010 à l’initiative du groupe VINCI, son mécène. Les acteurs de la cité, français et internationaux, y travaillent ensemble à l’élaboration de nouvelles manières de construire et reconstruire les villes.

