Portrait de ville

Mulhouse : renaturation et requalification urbaine, les clés d’une mutation ambitieuse

Parc des Terrasses du Musée, Mulhouse ©Ville de Mulhouse

Mulhouse est le fruit d’une histoire de huit siècles, marquée par une succession d’identités distinctes : république membre de la Confédération suisse, elle est rattachée à la France en 1798, puis à l’Empire allemand en 1870, avant de redevenir française au sortir de la Première Guerre mondiale. Cette trajectoire mouvementée est directement tributaire d’une géographie qui fait de Mulhouse un carrefour naturel : située à quelques kilomètres au nord de Bâle, ancrée au cœur du système rhénan et de son chapelet de villes (Fribourg, Baden-Baden, Karlsruhe, Colmar…), Mulhouse tire également parti du voisinage de Strasbourg au nord et de la présence, à l’ouest, d’un bassin industriel comprenant Montbéliard, Sochaux et Belfort. À cette position stratégique au sein d’un riche écosystème régional s’ajoute une stature internationale grâce à l’aéroport de Bâle-Mulhouse, dont la fréquentation annuelle (9 millions de passagers) rivalise avec celle de l’aéroport de Bordeaux, cinq fois plus peuplée qu’elle.

 

Pour autant, le mouvement de désindustrialisation de la seconde moitié du XXe siècle, qui a frappé tant de villes moyennes, n’a pas épargné Mulhouse, mettant fin à un âge d’or né au XIXe siècle. Fleuron de l’industrie mécanique et textile durant des décennies, l’agglomération mulhousienne fait ainsi face, dans les années 1980 et 1990, à une multiplication des friches, tandis que sa ville-centre enregistre un taux de chômage préoccupant. Face à cette nouvelle donne, la municipalité et l’intercommunalité répondent par une série de grands projets de rénovation urbaine et de développement économique s’appuyant sur le patrimoine industriel de la ville, sa position transfrontalière et sa culture du partenariat entre acteurs publics et privés. Dès 1997, Mulhouse s’attelle ainsi à reconvertir son foncier industriel de centre-ville, notamment au travers d’une ambitieuse opération de requalification du quartier emblématique de la Fonderie, aujourd’hui à l’avant-garde de l’innovation industrielle et de l’économie numérique. En parallèle, le lancement, en 2018, de Mulhouse Diagonales, programme de réaménagement des rives de l’Ill et de la Doller, ouvre la voie à la requalification de 10 km de berges pour redonner à l’eau et la nature leur place au cœur de l’agglomération et améliorer la qualité de vie des Mulhousiens.

 

Comment ces projets structurants s’inscrivent-ils dans la politique d’aménagement et d’action territoriale de long terme portée par la ville ? Ont-ils permis d’accélérer la transformation de Mulhouse et de la rendre plus résiliente sur les plans climatique, économique et social ? Enfin, peuvent-ils inspirer à d’autres villes moyennes des démarches similaires ? Autant de questions débattues lors de l’atelier territorial organisé le 9 juillet 2025 à Mulhouse par La Fabrique de la Cité, qui a rassemblé élus et experts autour de l’exemple qu’offre cette ville à la poursuite d’un renouveau industriel et naturel.

 


Caractéristiques géographiques
  • Située dans la Région Grand Est, au sein de la Collectivité européenne d’Alsace.
  • Sous-préfecture du Haut-Rhin et membre de l’intercommunalité Mulhouse Alsace Agglomération (m2A).
  • Distante de l’Allemagne de 14 km et de la Suisse de 30 km.
  • Traversée par l’Ill et la Doller.
Chiffres clés

Commune de Mulhouse :

  • 104 924 habitants en 20221 (contre 116 336 en 1968 et 110 514 en 2006)2
  • Taux de chômage (au sens du recensement) chez les 15-64 ans : 23,5 % en 2022 (contre 28,1 %  en 2016)3
  • Médiane du revenu disponible par unité de consommation : 16 620 euros en 2021

Mulhouse Alsace Agglomération :

  • 39 communes sur une superficie de 439,16 km2 4
  • 273 767 habitants (2020), soit plus d’un tiers de la population du département5.

 

La nature, cœur du renouveau mulhousien

Mulhouse Diagonales, un projet urbain au fil de l’eau

 

Face au double défi de l’adaptation au changement climatique et de la qualité de vie, un nombre croissant de villes moyennes se tourne depuis quelques années vers des opérations de renaturation6, s’incarnant souvent dans un projet urbain complet comprenant tant la végétalisation que la gestion de l’eau ou la qualité des sols. S’engager dans une démarche de ce type relevait de l’évidence pour une ville comme Mulhouse, dont le département d’appartenance compte quelque 4 000 km de rivières. Cette particularité engendre un important risque de crue : le Haut-Rhin abrite ainsi 245 km2 de zones inondables et 240 communes exposées à ce risque. Pour faire face à cet aléa, le département s’est très tôt doté d’ouvrages de protection et, parfois dès l’époque napoléonienne, de syndicats de rivière. Ces derniers ont perduré grâce à l’investissement du Conseil départemental du Haut-Rhin, de sorte qu’il en existe aujourd’hui dix, soit un syndicat par bassin versant. Depuis 2017 et dans le sillage de la loi portant sur la Nouvelle Organisation Territoriale de la République (NOTRe), le syndicat mixte Rivières de Haute Alsace s’est substitué à l’ancien service départemental des Rivières du département pour fournir à ces syndicats, dénués de personnel propre, l’assistance technique, administrative et d’ingénierie dont ils ont besoin, permettant ainsi une mutualisation et une diminution des coûts.

 

C’est dans ce cadre que la ville de Mulhouse a sollicité Rivières de Haute Alsace, en 2016, pour l’aider à mettre en valeur ses cours d’eau, dont le principal, l’Ill, se séparait en plusieurs bras qui sillonnaient la ville tels des diagonales. Avec l’industrie textile, ce sont les moulins installés sur ses cours d’eau qui ont fait de Mulhouse l’une des villes les plus industrialisées d’Europe au XXe siècle. Mais à l’orée du XXIe siècle, Mulhouse semblait avoir définitivement délaissé ses rivières. « Au fil du temps, ces cours d’eau ont été déviés, rectifiés ou couverts, notamment à la suite d’inondations catastrophiques au XIXᵉ siècle, retrace Olivia Ghazarian, directrice de Rivières de Haute Alsace. Le bras principal de l’Ill a alors été détourné dans un canal de dérivation destiné à évacuer les crues importantes, et qui constitue aujourd’hui son nouveau cours principal ».

 

En s’appuyant sur une étude du passé hydraulique de Mulhouse, Rivières de Haute Alsace a sélectionné les lieux les plus propices à une renaturation ; c’est ainsi qu’est née l’initiative Mulhouse Diagonales, qui place la nature et l’eau au cœur du projet urbain en réaménageant sept sites représentant 10 km de berges et canaux sur une superficie totale de 30 hectares. Parmi les objectifs de Mulhouse Diagonales : créer des continuités écologiques, mieux préserver les richesses naturelles au bénéfice de la biodiversité animale et végétale, mais aussi améliorer la qualité de vie des habitants. Mulhouse Diagonales entend notamment permettre à ces derniers d’accéder aux berges par de nouveaux cheminements piétons et cyclables, leur offrir de nouveaux espaces de détente, de promenade et de loisir, constituer des îlots de fraîcheur et, enfin, mieux relier les quartiers de la ville entre eux7. Lancé en 2018, le projet prendra fin en 2033 ; son coût total s’élève à 32 millions d’euros, financés par France Relance, l’Agence Nationale pour la Rénovation Urbaine (ANRU), la Région Grand Est, la Collectivité européenne d’Alsace, l’Agence de l’eau Rhin-Meuse (AERM), le Syndicat Rivières de Haute Alsace et la ville de Mulhouse8. Plusieurs opérations de réaménagement ont déjà été menées à bien depuis 2018, dont celles des Terrasses du musée et de la Promenade de la Doller (voir encadrés), portées par les syndicats de rivière avec le soutien de Rivières de Haute Alsace, qui s’est chargé des dossiers réglementaires et de la recherche de subventions.

 

Parmi les caractéristiques de Mulhouse Diagonales, la place importante accordée à la concertation avec les habitants. « Nous avons organisé 66 concertations et 15 réunions publiques pour présenter les objectifs et la philosophie du projet, sans oublier des balades urbaines à différentes heures et périodes de l’année, de façon à rencontrer tous les types d’usagers », explique Claudine Boni da Silva, adjointe au maire de Mulhouse en charge des mobilités et déplacements doux. Menée avec le soutien de l’Agence de la participation citoyenne de la ville, cette concertation, d’un coût d’un million d’euros, a enrichi les projets et conduit à la construction de nouveaux équipements, tels qu’une guinguette au bord de l’eau, un mur d’expression artistique ou encore plusieurs aires de jeux9.

 

Le programme Mulhouse Diagonales s’est enfin accompagné d’une réflexion sur les mobilités, visant à encourager les modes doux et actifs et à repenser la place de la voiture. « Beaucoup de véhicules ne faisaient que traverser Mulhouse sans apporter aucune valeur ajoutée à notre tissu économique. Nous avons voulu rééquilibrer les usages et inciter le citoyen à s’interroger sur les modes et horaires de déplacement les plus adaptés à ses objectifs », se remémore Claudine Boni da Silva. Après la pandémie de COVID-19, la ville avait cherché à compenser la chute de fréquentation des transports en commun qui s’en était suivie, en participant à hauteur de 60 % au financement des abonnements annuels des jeunes et en instaurant la gratuité pour les plus de 65 ans, qui représentent une part conséquente des autosolistes mulhousiens. Ces actions n’ayant pas eu les effets escomptés, Mulhouse s’est ensuite orientée vers des aménagements destinés à encourager la marche, en agrandissant l’espace dédié aux piétons – une politique étendue par la suite au vélo, dans le but d’en faire une alternative crédible à la voiture. Mulhouse a ainsi mis en place un plan vélo dont les 10 lignes doivent permettre aux cyclistes de rallier les communes environnantes. Des espaces publics et des mobilités, la Ville s’est enfin tournée vers l’aménagement : « Nous sommes accompagnés par l’ANRU pour réaménager l’habitat ; avec la foncière de redynamisation commerciale de Mulhouse, nous avons également préempté des commerces et les logements qui les surplombent pour améliorer le cadre de vie des Mulhousiens », explique Claudine Boni da Silva.

 


Les Terrasses du musée, ou la renaissance d’un cours d’eau urbain

Parmi les premières opérations de réaménagement conduites dans le cadre de Mulhouse Diagonales figure celle d’un ancien site industriel d’une superficie d’un hectare, propriété de l’agglomération, et utilisé comme base de départ des collectes d’ordures ménagères. Dans cette zone où l’Ill coule dans son ancien secteur de décharge, Rivières de Haute Alsace a proposé d’élargir le cours d’eau pour lui redonner davantage de place et de créer, en surplomb, un nouvel espace vert. C’est ainsi qu’en 2018 ont débuté les travaux de dépollution de quelque 30 000 tonnes de terre polluées aux hydrocarbures, grâce à des financements de la Région, de l’Agence de l’eau et de la Collectivité européenne d’Alsace. Ouvert au public en 2022, le site comprend deux hectares désimperméabilisés et renaturés, où ont été plantés quelque 150 arbres et arbustes. Les eaux de pluie y sont infiltrées dans les espaces verts et un éclairage a été installé à destination exclusive de la piste cyclable et des cheminements doux pour respecter la trame noire. Le site utilise par ailleurs des sols extraits d’un chantier distant de quelques kilomètres ; inversement, après que les rives ont été nettoyées, la terre excédentaire a été réemployée dans un autre parc de la ville comme terreau pour la plantation d’arbres. En contrebas, la renaturation des berges du canal et du lit de la rivière ainsi qu’un aménagement en terrasse créeront, à terme, une continuité écologique de plus de 2,5 km et offriront une meilleure capacité de stockage des crues en cas de fortes pluies.

 

Parc des Terrasses du Musée, Mulhouse ©Ville de Mulhouse

La promenade de la Doller, de friche à sanctuaire écologique

Ce deuxième projet mené dans le cadre de Mulhouse Diagonales se déploie le long de la Doller, à l’emplacement d’anciens jardins familiaux abandonnés depuis plusieurs années et transformés en décharge à ciel ouvert. Il consiste à restaurer le lit majeur de l’Ill et à renaturer un espace de dix hectares pour créer une zone humide favorable à la biodiversité animale et végétale, abritant des frayères à brochets, des prairies inondables, des mares à batraciens et libellules et un rucher. Pour identifier les espèces à favoriser et les typologies d’aménagements à prévoir, la ville s’est appuyée sur un diagnostic biodiversité confié à un bureau d’études ainsi que sur des échanges avec des associations naturalistes locales. Une forêt dense, étagée et variée a par ailleurs été plantée en 2021 sur 8 000 m2, selon la méthode du botaniste japonais Akira Miyawaki ; à raison de trois plants par mètre carré, quelque 24 000 spécimens de 40 essences locales s’épanouissent désormais sur le site. Cette plantation dense permet de recréer les conditions naturelles de compétition entre plantes et forme un puits de captation et de stockage du carbone doublé d’une barrière antibruit face au trafic autoroutier. Entamés en 2019, les travaux se sont achevés l’année suivante, pour un coût total de 1,565 million d’euros. Au total, 50 000 m2 de terres ont été terrassés.

Promenade de la Doller, Mulhouse ©Ville de Mulhouse

La renaturation des villes moyennes, (ébauche de) mode d’emploi

 

Mulhouse n’est pas seule : partout en France, les villes moyennes redécouvrent la valeur de leurs espaces naturels et s’attellent à des projets de renaturation. Mais cette démarche, relativement récente, demeure un défi pour des collectivités pas toujours rompues à l’exercice. « Certaines d’entre elles mettent en œuvre des renaturations opportunistes ; l’enjeu consiste alors à passer à une véritable stratégie », explique Luc Chrétien, responsable du groupe Biodiversité, aménagement et nature en ville au Cerema Est. Une stratégie qui implique d’appréhender la renaturation sous toutes ses facettes : désimperméabilisation, végétalisation et entretien des végétaux, sols, cycle de l’eau, acceptabilité sociale… Par chance, des outils et méthodologies existent pour accompagner les collectivités territoriales dans la construction de stratégies de renaturation cohérentes et adaptées à leurs objectifs et spécificités.

 

Luc Chrétien identifie ainsi plusieurs ingrédients nécessaires à la réussite d’une opération de renaturation. Le premier : un diagnostic des besoins, grâce à une étude fine des trames verte et bleue, de la situation des espèces protégées ou menacées, des attentes des habitants ou encore des besoins réels de stationnement. Autre ingrédient clé, une gouvernance efficace, se traduisant par une collaboration et une coordination effective des services de la collectivité (espaces verts, voirie, urbanisme…). Une méthode de concertation adaptée au projet doit ensuite être définie, qui doit réunir tous les acteurs, y compris le personnel d’entretien, appelé à jouer un rôle déterminant dans le fonctionnement de ce type de démarche. Une stratégie de renaturation doit également conduire, à terme, à la prise en compte de la question de la nature en ville dans toutes les opérations de planification urbaine, notamment par le biais d’outils comme le coefficient de pleine terre10. Enfin, tout projet de renaturation doit faire l’objet d’une évaluation fondée sur des indicateurs simples, permettant de mesurer l’efficacité de la démarche entreprise.

 

Dans la phase de mise en œuvre opérationnelle, une autre considération paraît fondamentale : le choix des végétaux. « Les plantes rendent une variété de services écosystémiques, de la régulation de la qualité de l’air à l’alimentation en passant par la lutte contre l’érosion », liste Luc Chrétien. « Il faut intégrer cette considération dès la conception du projet de renaturation. La végétalisation n’est pas faite pour ‘‘faire joli’’ ou habiller un terrain ; elle doit être aussi utile que possible ». Cette réflexion doit prendre en compte les contraintes liées au milieu urbain (risques posés par les racines pour les réseaux enterrés, émissions de pollens…) et l’adaptation des espèces choisies au climat actuel et futur. Enfin, « la qualité des plantations conditionne la survie des végétaux, souligne Luc Chrétien. Pour qu’un arbre rende des services, il doit être en bonne santé ! ». Pour faciliter la sélection des variétés, le Cerema a mis au point Sésame, un outil gratuit, en libre accès, disponible dans une quinzaine de villes (dont Paris, Lyon, Bordeaux et Metz) et qui prodigue des conseils sur l’utilisation optimale des végétaux.

 

Malgré l’existence de ces outils, plusieurs questions demeurent irrésolues, à commencer par celles du modèle économique des opérations de renaturation (et de la répartition des coûts entre acteurs publics et privés), de l’intégration des sites renaturés à l’échelle plus large des trames verte et bleue d’une ville, et du risque de manque d’inclusion sociale des espaces renaturés. « Certains projets de renaturation conduisent de facto à exclure certaines populations de l’espace public. », observe ainsi Zoé Rimbault, animatrice de la Chaire Transition Foncière à l’Institut de la Transition Foncière. Pour autant, il est possible que ces zones d’ombre se clarifient au fil des expériences menées et à mesure que les collectivités territoriales gagnent en expertise dans ce type de démarche, désormais indispensable pour améliorer la qualité de vie en ville et lutter contre les effets du changement climatique.

 


Le Référentiel Renaturation : un outil d’aide à la décision pour les projets de renaturation

Pour assister les décideurs publics dans leurs projets de renaturation, l’Institut de la Transition Foncière, en partenariat avec ARP Astrance, Icade et l’Ademe, a conçu un référentiel destiné à faciliter le dialogue des maîtres d’ouvrage avec les acteurs techniques à chaque étape d’une opération de renaturation, du diagnostic à l’évaluation. « Ce n’est pas un outil de planification, mais un outil qui s’intéresse à l’échelle opérationnelle : une fois un site sélectionné, comment le renaturer ? Quelles étapes suivre ? Avec qui travailler ? », énumère Zoé Rimbault, animatrice de la Chaire Transition Foncière à l’Institut de la Transition Foncière. En fonction du contexte géographique et des usages locaux, le Référentiel Renaturation permet de prioriser les objectifs du projet de renaturation et de les affiner selon l’espace concerné : s’agit-il de mieux gérer les eaux pluviales, de lutter contre la pollution, de protéger la biodiversité ? Le processus de renaturation est ensuite divisé en plusieurs étapes : remise en état du sol, réaménagement écologique, création d’habitats favorables au retour de la biodiversité… Enfin, si le référentiel ne propose pas d’évaluation ou de notation des projets de renaturation, il offre en revanche des clés de lecture dont le porteur de projet peut se saisir pour identifier les indicateurs d’évaluation les plus pertinents.


 

D’une industrie à l’autre : Mulhouse à l’heure de l’industrie 4.0 et du numérique

C’est en 1746 que la première manufacture d’impression sur toile de coton voit le jour à Mulhouse. S’ouvre alors un âge d’or textile qui façonnera durablement la ville et ses paysages : un quartier résidentiel destiné aux capitaines d’industrie sort de terre au sud de Mulhouse en 1826, et une cité ouvrière au nord dès 185311.

 

Situé à proximité du centre-ville, séparé de la gare de Mulhouse par le canal du Rhône au Rhin, le quartier de la Fonderie est le fruit de cette longue histoire industrielle et de celle, plus largement, du sud de l’Alsace. Sur ses 20 hectares se trouve notamment un ancien site des usines André Koechlin & Cie, édifié en 1826. Berceau des premières locomotives d’Alsace, il devient plus tard la propriété de la Société alsacienne de construction mécanique (ancêtre d’Alstom) et emploie jusqu’à 8 000 salariés en 197512. Si la Fonderie conserve encore à cette époque sa vocation essentiellement industrielle, les restructurations qui débutent alors sonnent peu à peu le glas de cette activité. Les installations sont désertées, les friches se multiplient. Les logements anciens bâtis à proximité du cœur industriel du quartier se dégradent et accueillent une population plus précaire13.

 

Une phase de requalification de la Fonderie s’amorce dans les années 1990, avec une concession d’aménagement portant sur une zone de douze hectares, mise en place par la ville de Mulhouse et confiée à la SPL CITIVIA, aménageur public. Cette première phase donnera naissance à plusieurs réalisations emblématiques, à l’image de la clinique du Diaconat, inaugurée en 199514. En 1997, la ville et la communauté d’agglomération, Mulhouse Alsace Agglomération franchissent une étape supplémentaire en acquérant onze hectares et 70 000 m2 15 de locaux alors en déshérence16, dans l’objectif de requalifier ce patrimoine en friche. L’ambition, pour les élus de la municipalité et de l’agglomération : concilier développement économique et urbain en maintenant de l’activité industrielle en cœur de ville, tout en offrant un cadre de vie de qualité. « Une fois cette décision prise, nous avons commencé à investir pour rendre ce quartier attractif à nouveau aux yeux des entreprises », se rappelle Laurent Riche, vice-président de Mulhouse Alsace Agglomération en charge de l’attractivité du territoire et du développement économique. Au milieu des années 2000 s’opère ainsi la transformation de l’une des fonderies du quartier en bâtiment universitaire, lequel accueille aujourd’hui environ 400 étudiants. En 2005, à la faveur du départ du fabricant finlandais de turbines pour navires Wärtsilä17, MEA Mitsubishi installe dans le quartier de la Fonderie son site de production et d’assemblage de moteurs terrestres et marins. En 2007 naît, dans un bâtiment industriel surnommé « la Cathédrale », le campus universitaire de la Fonderie, qui abrite la faculté de sciences économiques, sociales et juridiques de l’Université de Haute Alsace et ses quelque 2 000 étudiants par an18. Cinq ans plus tard, en 2012, c’est le lancement de la démarche Campus industrie 4.0 puis, en 2015, la candidature de la ville au label French Tech.

 

À l’ouest du quartier de la Fonderie, cette dynamique transforme le site dit du « village industriel », où cohabitent désormais entreprises industrielles et services numériques à l’industrie. Au cœur de ce village, l’emblématique projet KMØ (voir encadré), porté par des entrepreneurs et accompagné par les collectivités, vise à réunir entreprises industrielles à la recherche de compétences et de services numériques, centres de formation aux métiers du numérique et start-up créées pour répondre à ces besoins. La fondation de KMØ est suivie, en 2021, de celle de la Maison de l’Industrie (qui abrite notamment un Centre de formation des apprentis de l’industrie et des services de l’Union des Industries et Métiers de la Métallurgie), ainsi que de la relocalisation du Centre Technique des Industries Mécaniques (CETIM) du Grand Est.

Quartier de la Fonderie, Campus UHA et Kunsthalle ©Ville de Mulhouse

Le réaménagement du village industriel s’accompagnera de celui des espaces publics de la Fonderie, qui débuteront en 2026. L’Ill, qui traverse le quartier sous la forme d’un canal usinier, y est rouverte, ses abords aménagés ; de nouveaux cheminements sont créés au bord de l’eau à destination des piétons et cyclistes. Dans le même temps, le cœur du village industriel devrait bientôt accueillir un parking en ouvrage, afin de limiter au maximum le stationnement dans l’espace public.

 

Cette dynamique de revitalisation de la Fonderie bénéficie du soutien de la région Alsace puis de la région Grand Est, née en 2016, mais aussi des politiques nationales d’encouragement à l’industrie, à commencer par le programme Territoires d’industrie, mis en place en 2018. Le projet bénéficie également de l’appui financier de l’ANRU. Dès son lancement, l’agglomération de Mulhouse compte – au côté de dix autres intercommunalités du Sud Alsace – parmi les territoires pilotes de la démarche. « Les services ministériels avaient détecté chez nous une volonté programmatique forte, matérialisée par ce projet de quartier entièrement dédié à la transformation de l’industrie », relève Laurent Riche. « Le statut de pilote a permis de faire émerger des initiatives et d’obtenir des financements de l’État sans attendre le lancement d’appels à projets ».

 

À l’est de la Fonderie, dans ce qui était autrefois un quartier résidentiel, se déploie parallèlement un projet urbain d’envergure. En partenariat avec l’ANRU, une concession a été confiée, pour la partie logement, à CITIVIA. Elle comprend la rénovation d’habitats anciens dégradés par le biais d’une Opération Programmée d’Amélioration de l’Habitat (OPAH) visant à assister les propriétaires dans la réalisation de travaux, ainsi qu’une Opération de Restauration Immobilière (ORI) concernant les immeubles particulièrement dégradés. Trois bâtiments seront démolis pour créer une continuité visant à désenclaver la Fonderie pour mieux la relier au centre-ville19. Enfin, ce secteur accueille également deux résidences étudiantes, auxquelles s’ajouteront bientôt une résidence de coliving et 80 logements neufs additionnels20.

 

Parmi les autres projets en cours dans le quartier, un nouveau fablab Technistub ouvrira ses portes en 2028, offrant un espace de création collaborative, de prototypage et de partage d’expérience ouvert à tous. Labellisé Node FAB ACADEMY par le MIT en 202121, ce fablab permettra à des entreprises de mener des tests sur des matériaux et des équipements, avec, à la clé, la découverte de procédés pouvant être mis en production et permettre à des start-ups de décoller. S’y ajoutent encore le Quatrium Grand Est, une plateforme d’accélération dédiée à l’accompagnement des PME et ETI dans leur transformation numérique, et l’installation en 2024 du groupe Nodarius, qui réunit des bureaux d’études experts de l’industrie 4.022.

 

Au fil des ans, le quartier de la Fonderie est ainsi devenu un démonstrateur de la nouvelle approche urbaine voulue par Mulhouse : il abrite désormais un écosystème hybride associant plus de 200 entreprises du numérique et de l’innovation industrielle, des équipements universitaires et culturels, des logements rénovés et des espaces verts dans un tissu urbain entièrement repensé.

 


KMØ : un espace au croisement de l’industrie, du numérique et de la formation

En 2019, cinq associés mulhousiens imaginent un lieu inédit réunissant acteurs industriels, start-ups et organismes de formation autour du numérique et des technologies 23 : ce sera le KMØ (prononcer « kilomètre zéro »), implanté au cœur du quartier de la Fonderie, dans d’anciens ateliers de montage de la Société alsacienne de constructions mécaniques2. Parmi les ambitions du projet, puiser dans l’ADN industriel de Mulhouse pour créer un espace capable de rapprocher les étudiants des entreprises pour devenir un hub d’innovation. 71 entreprises innovantes françaises, suisses, allemandes ou belges y côtoient aujourd’hui 25 formations techniques et leurs 650 étudiants, à l’image de l’école 42 Mulhouse Grand Est, dédiée à la formation d’informaticiens et de développeurs, mais aussi d’Epitech ou du CNAM. Le site accueille également un démonstrateur industrie 4.0 ainsi qu’un incubateur. « Notre but est de réduire à zéro la distance entre ces différents types d’acteurs », explique Patrick Rein, président de KMØ. Et, bientôt, de les connecter à un écosystème international : des partenariats sont ainsi en cours d’élaboration avec l’Allemagne et la Suisse, notamment dans l’objectif de voir des start-ups étrangères s’implanter sur le site.

Quartier de la Fonderie, KMØ ©Ville de Mulhouse

Mulhouse et l’industrie numérique : les secrets d’un écosystème unique

Le point de vue de Caroline Granier, directrice des études de la Fabrique de l’industrie

« La spécialisation de Mulhouse autour du numérique remonte à l’adoption, en 2006, d’une stratégie de renforcement du tissu productif 4.0. En 2013, la ville met en place une réflexion autour des stratégies de spécialisation intelligente. Six ans plus tard, le KMØ ouvre ses portes. Cette stratégie se justifie par la proximité entre le numérique et l’activité historique de l’industrie mulhousienne, à savoir la fabrication de machines. L’implantation de l’Union des industries et métiers de la métallurgie et d’écoles de formation à Mulhouse s’inscrit justement dans cette histoire. Plus largement, les liens de l’Alsace avec l’Allemagne à la fin du XIX siècle ont permis d’instaurer dès cette période une collaboration entre l’université et l’industrie (ce qui n’est pas forcément le cas dans d’autres territoires français), de sorte que Mulhouse baigne depuis longtemps dans une certaine culture de l’innovation et de l’automatisation. Repenser la place de l’industrie dans le territoire a donc un sens ici.

Par ailleurs, l’un des facteurs de succès de la Fonderie est la capacité de Mulhouse de réunir autour de la table des industriels, des élus et des associations citoyennes, pour créer les conditions d’une fertilisation croisée. Ce terme désigne la théorie selon laquelle favoriser la concentration d’acteurs en un lieu précis permettrait de mutualiser les moyens productifs et services aux entreprises et, surtout, de stimuler la collaboration. Cette fertilisation croisée, c’est la recette de tous les clusters technologiques, y compris celui de la Silicon Valley. Mais la proximité géographique ne suffit pas ; il faut aussi favoriser les échanges, les relations. Voilà pourquoi les lieux de rencontre sont indispensables à l’identification de synergies et à l’émulation. Le modèle mulhousien peut être adapté ailleurs plutôt que reproduit, car les ressources disponibles varient considérablement d’un territoire à l’autre. En effet, sa position géographique stratégique fait que Mulhouse parvient à dégager des synergies sur lesquelles un territoire situé dans l’ouest de la France ne pourra pas forcément miser ».


 

Quartier de la Fonderie, friche du Village Industriel ©Ville de Mulhouse

Conclusion

Ville moyenne au sens purement démographique, Mulhouse n’a pourtant rien de moyen : ni sa puissance économique et culturelle ni sa position stratégique à la frontière avec la Suisse et l’Allemagne ne justifient qu’on lui accole ce qualificatif. Ou plutôt, si Mulhouse devait trouver sa place parmi une cohorte de villes moyennes, il s’agirait de celles, européennes, dans lesquelles le diplomate franco-italien Enrico Letta voit le salut du Vieux Continent. Des villes éclaireuses, ouvreuses de possibles, entreprenantes, dans lesquelles des projets urbains menés à hauteur d’homme, rassemblant des acteurs de divers horizons, parviennent à des résultats tangibles aux yeux des citoyens – et où la démocratie demeure donc bien vivante. À Mulhouse, les opérations structurantes que représentent la réinvention du quartier de la Fonderie et le projet Mulhouse Diagonales traduisent ainsi une volonté politique de positionner la ville comme un laboratoire de transitions territoriales, économiques et écologiques. Et esquissent les contours d’un nouveau modèle de développement urbain, fondé sur l’écologie, l’innovation technologique et l’attractivité et enraciné dans un riche héritage industriel et naturel.

Références

[1] INSEE. Dossier complet. Commune de Mulhouse (68224). Paru le 10/07/2025. URL : https://www.insee.fr/fr/statistiques/2011101?geo=COM-68224

[2]Ibid.

[3]Ibid.

[4]ADIRA, Agence de développement d’Alsace. Chiffres clés des intercommunalités d’Alsace : communauté d’agglomération de Mulhouse Alsace Agglomération. Édition 2023. URL : https://www.adira.com/wp-content/uploads/ca-m2a-2023.pdf

[5]Mulhouse Alsace Agglomération. Notre histoire. m2A : toute une histoire ! URL : https://www.m2a.fr/agglo/presentation/histoire/

[6] La renaturation est définie par la loi Climat et Résilience du 22 août 2021 comme toute action ou opération « de restauration ou d’amélioration de la fonctionnalité d’un sol ayant pour effet de transformer un sol artificialisé en un sol non artificialisé ».

[7]Mulhouse. Mulhouse se transforme : Nature en ville. URL : https://www.mulhouse.fr/mulhouse-se-transforme-les-grands-projets/nature-en-ville/

[8]Ibid.

[9]Ibid.

[10]Défini comme le rapport entre la surface en pleine terre et celle de l’unité foncière d’un projet.

[11]Mulhouse. Culture : Label, ville d’art et d’histoire. URL : https://www.mulhouse.fr/culture/mulhouse-ville-art-et-histoire/label-ville-dart-et-dhistoire/

[12]Agence d’urbanisme de la région mulhousienne. Le quartier Fonderie à Mulhouse. En plein renouveau ! Septembre 2021. URL : https://www.fnau.org/wp-content/uploads/2022/10/fonderie.pdf

[13]Ibid.

[14]Ibid.

[15]Citego (Cités territoires gouvernance). Bâtir des campus techno-industriels : la reconversion de la Fonderie à Mulhouse. Thierry Petit. Institut Paris Région. Novembre 2024. URL : https://www.citego.org/bdf_fiche-document-3713_fr.html

[16]Agence d’urbanisme de la région mulhousienne. Le quartier Fonderie à Mulhouse. Op cit.

[17]Citego (Cités territoires gouvernance). Bâtir des campus techno-industriels : la reconversion de la Fonderie à Mulhouse. Op. cit.

[18]Adira, Agence de développement d’Alsace. Un renouveau économique du quartier de la Fonderie à Mulhouse. URL : https://www.adira.com/actualites/un-renouveau-economique-du-quartier-de-la-fonderie/

[19]CITIVIA, expert en solutions urbaines. Le Nouveau Programme de Renouvellement Urbain – Fonderie. URL : https://www.citivia.fr/en/node/655

[20]Adira, Agence de développement d’Alsace. Un renouveau économique du quartier de la Fonderie à Mulhouse. Op. cit.

[21]Ibid.

[22]Ibid.

[23]KMØ, lieu d’innovation dédié à la transformation digitale de l’industrie et événementiel. URL : https://www.km0.info/

La Fabrique de la Cité

La Fabrique de la Cité est le think tank des transitions urbaines, fondé en 2010 à l’initiative du groupe VINCI, son mécène. Les acteurs de la cité, français et internationaux, y travaillent ensemble à l’élaboration de nouvelles manières de construire et reconstruire les villes.

Recevez notre newsletter

Restez informé des études et de l’actualité de La Fabrique de la Cité en vous inscrivant à notre publication hebdomadaire.

Inscription validée ! Vous recevrez bientôt votre première newsletter.