Point de vue d'expert

« La Chine a mis en place des dispositifs de grande ampleur à très court terme, ce qui en fait un démonstrateur emblématique de gestion intégrée de l’eau » Lucie MORAND

Le concept de la « ville-éponge » a été développé au cours des années 2000 par l’architecte paysagiste et urbaniste chinois Kongjian Yu. En 2014, l’État chinois a lancé un vaste programme national qui s’en inspire et qui vise à repenser la gestion de la ressource en eau dans les villes. Les objectifs du projet sont ambitieux : lutter à la fois contre les inondations et les pénuries d’eau. Les « villes éponges » utilisent principalement des solutions fondées sur la nature – des zones humides, des corridors verts, des parcs, des jardins de pluie, des toits végétalisés – pour absorber, stocker, drainer et réutiliser les eaux de ruissellement.

 

Dix ans après le début du programme, Lucie Morand, architecte et docteur en urbanisme, a dressé un bilan des premiers résultats dans une note rédigée pour La Fabrique de la Cité. Dans l’entretien qui suit, elle évoque plus précisément son parcours de recherche sur la « ville-éponge » et les enseignements qu’elle en a tiré.

 

La Fabrique de la Cité : Comment est né votre intérêt pour le programme de la ville éponge chinoise ?

 

Lucie Morand : Cet intérêt est apparu lors de mes recherches universitaires doctorales que j’ai commencées en 2013. J’étudiais plus généralement les stratégies de planification environnementale chinoises, aux échelles nationale et locale. Les programmes de planification s’appliquaient à des villes pilotes choisies pour mettre en œuvre ces stratégies environnementales, et le sujet de la gestion de l’eau en était l’une des composantes majeures. J’ai particulièrement travaillé sur l’une de ces villes pilote, « Xiamen », qui est un cas assez spécifique : il s’agit d’une ville côtière en face de Taïwan dont le centre-ville se trouve sur une île. La relation de ce territoire avec les éléments naturels est très forte, et le sujet de la gestion de l’eau est un enjeu majeur pour le fonctionnement économique de la ville.

Aujourd’hui, je travaille en tant que consultante en développement durable auprès de collectivités et villes françaises, et je me sers des études que j’ai menées en Chine pour changer de regard sur les enjeux environnementaux, mais aussi pour sensibiliser sur la question de l’eau. En effet, ce sujet est devenu prépondérant et structure toutes nos réflexions sur l’aménagement du territoire surtout au regard des problématiques liées au changement climatique. Les outils et les solutions déployés par le programme chinois de la ville éponge éveillent notre curiosité car ils couvrent des enjeux transnationaux, qui font écho aux politiques européennes et françaises actuelles. Les résultats de ce programme questionnent aussi les pistes à poursuivre ou à développer, notamment en les transposant dans un contexte français.

 

LFDLC : Quelle a été votre démarche pour vos recherches en Chine ?

 

L.M. : J’ai articulé ma démarche en trois approches.

La première est une approche historique et culturelle des pratiques de planification urbaine chinoises. J’ai étudié des cartes et plans anciens pour comprendre les méthodes d’organisation traditionnelles des villes chinoises. Dans la culture chinoise, les éléments naturels tels que l’eau, le vent et la montagne, sont intégrés à la composition de la ville pour des raisons fonctionnelles autant que spirituelles, et l’eau est une composante centrale et structurante de l’espace habité.

La deuxième approche est centrée sur les documents d’urbanisme contemporains qui permettent de comprendre tous les enjeux transversaux d’une planification urbaine : politiques, sociaux, économiques, réglementaires et stratégiques. J’ai beaucoup étudié les masters plans1, qui permettent aussi de comprendre la stratégie complète et coordonnée portée sur l’ensemble d’un territoire : réseaux de mobilités, densification ou étalement urbain, végétalisation, gestion de l’eau…

Enfin, la troisième approche est celle du terrain, qui est indispensable pour comprendre la réalité d’un programme politique comme celui de la « ville-éponge ». J’ai donc visité plusieurs sites démonstrateurs, à différentes échelles et états d’avancement, pour me faire une idée concrète des résultats. L’idée était de mesurer le poids de l’héritage culturel sur les pratiques contemporaines, portées par des documents très fortement prescripteurs sur les problématiques de l’eau et du développement durable, et d’aller examiner, en parallèle, la réalité de l’application du programme sur le terrain.

 

LFDLC : Quelles leçons peut-on tirer de cette expérimentation ?

 

L.M. : La principale leçon que l’on peut retenir, c’est l’importance de l’échelle et de la temporalité d’application de ce programme. En effet, en raison de son contexte politique et économique centralisé, la Chine a réussi à mettre en place des dispositifs de grande ampleur à très court terme, ce qui en fait un démonstrateur emblématique de gestion intégrée de l’eau. L’analyse des projets déployés sur une trentaine de villes en seulement dix ans permet effectivement de comprendre les effets et les bénéfices d’un programme développement durable aussi important.

En revanche, on peut également retenir que les méthodes employées pour réaliser ce programme sont controversées, notamment parce qu’elles ne sont pas suivies ni évaluées par des tiers indépendants. Il y a également des erreurs stratégiques dans le choix de certaines villes pilotes ou dans les types de projets mis en place, qui ne tiennent pas toujours compte des spécificités du site ou des contraintes locales. Pour répondre à ces limites, la Chine a renforcé ses partenariats avec des entreprises étrangères, afin de former les ingénieurs et les administrations chinoises. Elle a également amélioré la formation universitaire en matière de gestion de l’eau, car en Chine, les universités travaillent en lien étroit avec les administrations chinoises et sont fortement impliquées dans les stratégies de planification. Ces démarches d’amélioration montrent donc la volonté du gouvernement chinois à progresser sur les questions environnementales.

 

LFDLC : Où en est aujourd’hui le programme des villes éponges en Chine ? Que peut-on en attendre pour l’avenir ?

 

L.M. : Le programme de la ville éponge est devenu une véritable vitrine internationale pour la Chine, qui valorise et communique beaucoup sur ses résultats positifs. Le programme a également été très bien reçu par les populations des villes locales qui ont parfois pu être impliquées à un niveau opérationnel, par exemple à Xiamen pour des actions de nettoyage de certains sites ou pour des consultations sur le futur de certaines zones. C’est pourquoi je pense que le programme sera très certainement poursuivi et développé sur de nouvelles villes pilotes. A terme, le gouvernement chinois vise sans doute la réplicabilité du programme sur l’ensemble des villes touchées par les effets du changement climatique, c’est-à-dire un très grand nombre.

En revanche, les villes victimes d’inondations ou de pénuries d’eau, où le programme est visiblement un échec, sont très difficilement médiatisées en Chine. Ces exemples sont toutefois intéressants à étudier- lorsqu’il est possible d’avoir accès aux informations- car ils dévoilent la capacité du gouvernement à réagir et y remédier, en cherchant de nouvelles réponses, par exemple via des dispositifs de gestion d’urgence des catastrophes naturelles.

 

LFDLC : Dans quelle mesure ce programme pourrait-il être décliné en France ou dans d’autres pays européens ?

 

L.M. : Les problématiques et les objectifs de gestion intégrée de l’eau en milieu urbanisé sont similaires en Chine et en France. En revanche, nous n’avons pas les mêmes moyens, ni les mêmes outils et temporalités d’intervention, ni les mêmes instances de gouvernance pour appliquer ces objectifs.

En effet, le programme de la « ville éponge » est le fruit d’un système de gouvernance très pyramidal – qui paraît peu applicable en France – dans lequel les villes qui se portent candidates pour adhérer au programme doivent appliquer un cahier des charges précis et répondre à des objectifs et des indicateurs. Chaque ville est ensuite évaluée en fonction de ses résultats, lesquels lui permettent de continuer à avoir accès aux financements.

En France, le plan Eau lancé en 2021, se rapproche du programme de la « ville éponge » parce qu’il fixe des objectifs et donne accès à des financements. Mais la gestion décentralisée des territoires fait que les ambitions de son programme sont plus circonscrites. De plus, le Plan Eau est un programme incitatif qui cherche à combiner deux enjeux différents : gérer la ressource en eau et trouver de nouvelles méthodes de valorisation. Il a été pensé comme un catalyseur économique, a fortiori sur des sujets d’innovation, ce qui n’est pas le cas du programme de la « ville éponge » chinoise.

En définitive, il est toutefois intéressant de s’inspirer de ce qui se fait en Chine car les ambitions fortes semblent être à l’échelle des défis mondiaux qui nous attendent dans les prochaines décennies sur la question de l’eau.

 

[1] Un « master plan », ou plan directeur en français, est un document de planification urbaine à long-terme pour guider la croissance et le développement futur d’une ville.

 

Interview réalisée par La Fabrique de La Cité

Bords du lac Yundang à Xiamen. Crédit : Lucie Morand

La Fabrique de la Cité

La Fabrique de la Cité est le think tank des transitions urbaines, fondé en 2010 à l’initiative du groupe VINCI, son mécène. Les acteurs de la cité, français et internationaux, y travaillent ensemble à l’élaboration de nouvelles manières de construire et reconstruire les villes.

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