Industrie et énergie : un couple gagnant pour les territoires français ?
Lors de ses vœux 2023, Bruno Le Maire, ministre de l’Économie et des Finances, a déclaré qu’il souhaitait engager
« la France dans une réindustrialisation verte rapide, massive, planifiée. Avec un objectif : que la France devienne la première nation de l’industrie verte en Europe ».
Il estime que la réussite de cette stratégie passe aussi par l’indépendance énergétique de la France. Cette déclaration fait écho au Net-Zero Industry Act, le nouveau plan dévoilé en mars 2023 par la Commission européenne pour répondre aux subventions américaines versées dans le cadre l’Inflation Reduction Act (IRA). Celui-ci fixe l’objectif de faire fabriquer en Europe davantage de technologies propres comme des panneaux solaires, des électrolyseurs, ou des turbines pour les éoliennes afin de couvrir 40 % de nos besoins d’ici à 2030.
Les vœux exprimés par Bruno Le Maire s’inscrivent dans une série de politiques inédites depuis 40 ans, que ce soit en matière de fiscalité, d’aides ou de formation, et qui vont en s’intensifiant. Le dispositif France Relance, annoncé en 2020, a ainsi accordé un tiers de ses aides pour l’industrie, parmi 100 milliards d’euros, alors que France 2030 (34 milliards d’euros), annoncé en 2021, est essentiellement destiné à favoriser l’innovation et l’outil productif de ce secteur. Il convient en effet de rappeler que la France est l’un des pays les moins industrialisés de l’Union européenne, avec un secteur industriel 1 qui représente seulement 13,5 % du PIB, contre une moyenne européenne autour de 22,8 %. Ce faible taux est le résultat d’une désindustrialisation qui a commencé avec le premier choc pétrolier de 1973. Les autres crises énergétiques n’ont fait qu’affaiblir ce secteur en France, soulignant le lien entre énergie et industrie.
Or, différents éléments conjoncturels, facteurs de crises, peuvent actuellement expliquer l’accélération des politiques en faveur de l’industrie, parmi lesquelles :
- la crise écologique (nécessité de décarboner l’économie, la production et la consommation);
- la crise de l’approvisionnement (particulièrement constatée lors de la période covid) ;
- la crise énergétique 2 (résultant notamment de la guerre en Ukraine) qui soulève la question de la souveraineté ;
- et enfin la fracture sociale (entre rural et urbain, métropoles et petites villes, qu’a révélée notamment la crise des gilets jaunes).
La réindustrialisation peut ainsi être un moyen de décarboner la production de biens de consommation (en contrôlant les cahiers des charges, en limitant les transports de la chaîne logistique, etc.) et d’énergie, de sécuriser les approvisionnements, mais aussi de créer de l’emploi et de l’activité dans des territoires comme les villes moyennes industrielles 3 . Celles-ci sont en effet le berceau du développement de ce secteur en France, et l’industrie pourrait leur permettre d’être « raccrochées au récit économique national » 4 .
Face aux intérêts évidents d’une réindustrialisation française, se posent immédiatement des questions de compétitivité, de compétences et de filières de formation, de ressources foncières. En outre, cet effort est attendu à une époque où l’industrie souffre d’un déficit d’image, et où la sobriété (dans l’usage du sol, des matières premières et de l’énergie, des ressources en eau…) devient la règle.
Concernant l’énergie, la problématique actuelle est bien celle de la disponibilité, de l’approvisionnement et du coût d’une énergie, jusqu’alors peu coûteuse, pour développer une industrie elle-même nécessairement décarbonée. Là où la France jouissait d’un avantage incomparable grâce à la filière nucléaire, qui lui avait permis de disposer d’une électricité abondante et bon marché, elle doit aujourd’hui composer avec les incertitudes touchant cette filière depuis la mise à l’arrêt de près de la moitié du parc nucléaire, et avec un mix énergétique encore instable. Les critères européens rendent d’ailleurs le mécanisme de calcul des prix de l’énergie de moins en moins favorable à l’industrie française, alors que les débats actuels sur la place du nucléaire dans la taxonomie verte européenne illustrent le jeu d’acteur et les enjeux stratégiques en matière de développement industriel des différents pays européens. Enfin, l’augmentation des coûts du gaz et pétrole en Europe met en question la compétitivité de ce secteur en France. Aussi, le secteur industriel, surtout pour l’industrie lourde (sidérurgie, fonderie, aluminium, secteur papetier, chimie, cimenteries, etc.), est particulièrement énergivore et interroge sur les capacités d’une production rapide d’énergie décarbonée.
Pour toutes ces raisons, la plupart des économistes s’accordent sur le fait que, si réindustrialisation il y a, elle ne pourra être que limitée. C’est d’ailleurs sur la base de cette hypothèse que s’est appuyée l’étude « Futurs énergétiques 2050 de RTE », en estimant possible une réindustrialisation de la France d’ici à 2050 correspondant à une augmentation de moins de 2 points du PIB dans sa « trajectoire réindustrialisation 5 ». Cette augmentation conduirait ainsi à élever la part de l’industrie manufacturière à 12-13 % dans le PIB de la France, contre environ 10 % en 2019, ce qui ne permettrait pas de revenir au niveau d’industrialisation de la France du début des années 1990 6 . En raison de la crise énergétique récente et des risques de délestage 7 pour les entreprises, même le scénario d’une réindustrialisation tel qu’imaginé par RTE est loin d’être acquis.
Parallèlement, et d’autant plus dans ce contexte, de nombreuses initiatives locales se développent (production d’électricité alternative, exploitation d’autres sources d’énergie, etc.), des gisements non intégrés dans l’étude de RTE, qui se focalise sur les besoins et capacités de production de cette source d’énergie à l’échelle nationale. Ces systèmes énergétiques 8 locaux émergent surtout à l’échelle de petits collectifs, où ils couvrent tout ou partie des besoins d’un îlot, d’un quartier, ou de l’entièreté d’une ville petite et moyenne, comme c’est le cas par exemple avec le réseau de chaleur de Béthune.
Or, les villes moyennes, berceaux de l’industrie au XIXe (notamment celles des bassins houillers comme Montluçon, Carmaux, Hayange ou Le Creusot, etc.), et également prisées par les plans d’industrialisation du XXe siècle, présentent encore aujourd’hui des caractéristiques favorables au redéploiement de l’industrie : compétences et savoir-faire spécifiques, disponibilité foncière, politiques attractives en faveur des entreprises, infrastructures de transport développées dans le cadre de la décentralisation. Une grande disparité existe toutefois entre villes moyennes, que les facteurs mentionnés précédemment ne peuvent suffire à expliquer : Denis Carré, Nadine Levratto et Philippe Frocain 9 soulignent un « effet local » à l’origine de cette différence de développement, mais dont les caractéristiques sont, à ce jour, peu identifiées. S’explique-t-il par une culture locale, des infrastructures dédiées, ou par la présence d’institutions spécifiques ? Jusqu’à la crise énergétique de 2022, l’énergie, alors disponible à un prix compétitif et de manière uniforme sur tout le territoire français, n’était pas identifiée comme un des facteurs clés de cet « effet local ». Désormais, la mise en place de systèmes énergétiques locaux devient un atout de taille pour les territoires de l’Hexagone. Elle réinterroge le lien entre énergie décarbonée, industrialisation et villes moyennes.
Aussi, nous nous interrogerons sur l’opportunité que représentent les systèmes énergétiques locaux pour le développement d’une industrie décarbonée dans les territoires français et en particulier dans les villes moyennes. Ce nouveau contexte énergétique et les solutions que chaque territoire s’évertue à trouver constituent-ils le fondement d’une nouvelle donne industrielle, en favorisant une nouvelle distribution des unités de production en France ?
Cette réflexion exploratoire s’est en partie appuyée sur des témoignages d’industriels – interrogés dans les agglomérations visitées par La Fabrique de la Cité en 2022 – inquiets des augmentations des cours de l’énergie et des risques de délestage annoncées par le gouvernement à l’automne 2022. La crise énergétique, dont le statut purement conjoncturel n’est pas encore établi, mais aussi les coûts considérables pour décarboner notre société, ainsi que l’importance de la consommation d’énergie nécessaire à l’industrie, peuvent susciter des interrogations sur la capacité de réindustrialisation de la France.
Parallèlement, les systèmes énergétiques locaux émergents sont encore peu développés en France et leur capacité de production est inégale. Ils peuvent représenter des surcoûts conséquents dès lors qu’ils nécessitent l’installation de nouvelles infrastructures parallèlement aux réseaux nationaux. Cependant, notre travail de terrain nous a permis de nuancer ces doutes : les différentes formes d’énergie locale, dont le niveau de rentabilité est à ce stade encore variable, peuvent dans de nombreux cas constituer un atout prometteur pour le secteur industriel et le dynamisme économique. C’est pourquoi nous formulons l’hypothèse qu’une forme de réindustrialisation est justement rendue possible par cette nouvelle relation à la production et à la consommation d’énergie (sobriété, partage, économie d’énergie). Nous observons que le terreau de cette nouvelle donne industrielle se situe principalement dans les villes moyennes. Comme par le passé, ces territoires peuvent constituer le nouveau berceau industriel de la France. Nous interrogeons par ailleurs les conditions de réplicabilité de ce nouveau couple associant systèmes productifs et énergétiques locaux.
Notes
1.Selon la définition Insee, relèvent de l’industrie les activités économiques qui combinent des facteurs de production (installations, approvisionnements, travail, savoir) pour fabriquer des biens matériels destinés au marché . Généralement, même si les contours sont flous, une distinction est établie entre l’industrie manufacturière et les industries d’extraction. Les industries manufacturières sont des industries de transformation des biens, c’est à dire principalement des industries de fabrication pour compte propre, mais elles concernent aussi la réparation et l’installation d’équipements industriels ainsi que des opérations en sous-traitance pour un tiers donneur d’ordres . Les industries extractives comprennent l’extraction de produits minéraux présents à l’état naturel sous forme solide (houille et minerais), liquide (pétrole) ou gazeuse (gaz naturel), et les opérations complémentaires nécessaires à la préparation des matières brutes pour leur commercialisation, telles que concassage, broyage, nettoyage, séchage, triage, concentration des minerais, liquéfaction du gaz naturel. Ces opérations sont souvent réalisées par les unités qui pratiquent l’extraction et/ou situées à proximité du site. Il est à noter qu’en France, on confond souvent l’industrie manufacturière avec l’industrie, car elle a la plus grande valeur ajoutée (11,5 % du PIB français).
2.Une crise énergétique survient lorsque les besoins en énergie ne peuvent plus être satisfaits avec les moyens et les réserves disponibles. Celle-ci a des conséquences importantes sur la vie sociale et économique. Les causes peuvent être diverses : limites naturelles, conditions géopolitiques, etc. .
3.Rappelons que l’Insee définit comme villes moyennes, « un pôle de moyenne ou grande aire urbaine, comprenant donc plus de 5 000 emplois, dont la population est inférieure à 150 000 habitants et qui n’est pas préfecture d’une ancienne région ». Les « villes moyennes industrielles », sans qu’il n’existe de définition précise à ce sujet, sont une sous-catégorie des villes moyennes, qui se sont développées grâce à l’industrie (dans un ou plusieurs secteurs), et/ou qui ont une part d’établissements industriels supérieure à la moyenne française . Les villes moyennes ont pu bénéficier lors de la seconde moitié du XXe siècle d’une large implantation du secteur industriel, notamment pour leur attrait foncier lors du mouvement de décentralisation.
4.Voir Olivier Lluansi, « État des lieux et perspectives de l’industrie en France »
5.L’étude « Futurs énergétiques 2050 de RTE», parue en février 2022, est aujourd’hui une référence en matière de prospective sur les besoins et possibilités de production d’électricité en 2050 pour atteindre la neutralité carbone (SNBC) en 2050 . Elle prévoit 3 trajectoires possibles avec donc 3 besoins possibles : une trajectoire de sobriété (avec la plus faible demande), une trajectoire de référence (demande moyenne), une trajectoire de réindustrialisation (plus forte demande) .
6.Ce chiffre est également à mettre en perspective avec la part de l’industrie manufacturière dans le PIB de l’Alle-magne, évaluée à 21 % en 2019, soit deux fois plus élevée qu’en France .
7.Le délestage est une interruption volontaire et momentanée de la fourniture d’électricité sur une partie du réseau électrique . Cette mesure est destinée à retrouver l’équilibre entre l’électricité injectée et celle tirée du réseau . Le délestage permet d’éviter des pannes sur le réseau, en cas de demande importante et soudaine (définition Enedis) . Le délestage peut être très dommageable pour certains industriels, dont la relance des machines suite à une cou-pure de courant peut être très coûteuse et chronophage, induisant ainsi des pertes considérables en matière de production .
8.Un système énergétique désigne l’ensemble des éléments permettant la production, le transport, le stockage et l’utilisation d’énergie, sous l’une ou l’autre de ses formes . Cette notion englobe bien évidemment les installations techniques, mais peut également être étendue à des éléments moins tangibles comme les textes légaux encadrant les différentes activités liées à l’énergie et définissant plus ou moins fortement ses différents marchés . Un système énergétique local suppose que l’ensemble de ces éléments soit réalisé au niveau local et non pas centralisé à l’échelle d’un pays par exemple .
9.Cf. Denis Carré, Nadine Levratto et Philippe Frocain, L’étonnante disparité des territoires industriels, comprendre la perfor-mance et le déclin, Paris, Presses des Mines, 2019 . Ils définissent cet effet local comme un ensemble de phénomènes attachés aux structures des territoires, aux comportements des entreprises, aux institutions et aux engagements locaux des personnels politiques, sans pour autant parvenir à dégager de caractéristiques spécifiques permettant un fort développement industriel sur un territoire
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La Fabrique de la Cité
La Fabrique de la Cité est le think tank des transitions urbaines, fondé en 2010 à l’initiative du groupe VINCI, son mécène. Les acteurs de la cité, français et internationaux, y travaillent ensemble à l’élaboration de nouvelles manières de construire et reconstruire les villes.