« L’absence de consensus est consubstantielle à la démocratie » : le point de vue de Laurence Monnoyer-Smith
Stuttgart 21, Notre Dame des Landes, le contournement ouest de Strasbourg… les grands projets urbains et d’infrastructure semblent aujourd’hui plus contestés que jamais, au point que la question de l’aménagement paraît désormais relever du champ de la géopolitique. Ces contestations sont souvent perçues comme la manifestation du souhait des citadins de prendre davantage part aux décisions qui façonnent leur environnement. L’observation peut sembler paradoxale, tant les mécanismes sont aujourd’hui nombreux qui visent à assurer leur participation à la fabrique des projets. Doit-on dès lors considérer que les outils de la démocratie participative ont échoué ? Sont-ils simplement victimes d’une mise en œuvre inefficace ? La Fabrique de la Cité a rencontré Laurence Monnoyer-Smith, ancienne vice-présidente de la Commission nationale du débat public, chercheuse en sciences de l’information et de la communication spécialiste des dispositifs participatifs et de l’ingénierie de la participation du public, aujourd’hui conseillère technique au Centre national d’études spatiales.
La Fabrique de la Cité : Quel regard portez-vous sur la crise actuelle du consensus ? Constatez-vous une recrudescence des mouvements de contestation ou ont-ils uniquement changé de forme ?
Laurence Monnoyer-Smith : Peut-on parler aujourd’hui de crise du consensus ? La réponse est claire : non ! Comme l’écrit Pierre Rosanvallon, l’absence de consensus est consubstantielle à la démocratie. Dans l’histoire de la démocratie, les seuls consensus ont été factices, obtenus par des moyens qui ne relèvent pas des processus démocratiques tels qu’on les entend aujourd’hui. D’ailleurs, on peut mener des politiques écologistes dans des pays non démocratiques ; en Chine par exemple, la transition écologique est menée beaucoup plus rapidement.
Loin d’une crise de consensus, il existe simplement des contestations qui apparaissent dans des moments de transition particuliers, comme ceux des années 1970 ou d’aujourd’hui, marqués par des difficultés d’alignement entre société civile et instances représentatives. Ce que l’on vit n’est pas anormal, ce n’est pas une pathologie de la démocratie ; cela appelle simplement à approfondir cette dernière en réfléchissant aux modalités d’une représentation plus juste ou du moins plus alignée avec les aspirations de la société civile. Dans les années 1970, nous avons créé de grandes infrastructures énergétiques ou de transport et avons fait évoluer notre droit avec la réforme des enquêtes publiques et l’adoption d’une série de dispositifs participatifs qui se sont échelonnés dans les années 1970 et 1980, grâce à la loi Bouchardeau. On a donc essayé de s’adapter à ces aspirations et aux nécessités d’équipement du pays ; cela s’est fait difficilement mais on a trouvé les modalités.
« Ce que l’on vit n’est pas anormal, ce n’est pas une pathologie de la démocratie ».
Aujourd’hui, nous sommes à nouveau dans une période de transition, avec des injonctions parfois contradictoires et plus violentes que celles des années 1970. La question n’est plus seulement de mettre en place des infrastructures qui correspondent aux évolutions de nos modes de vie ; nous sommes aujourd’hui face à une question existentielle. Ce n’est pas la même chose de dire « il faut que l’on entre dans la modernité en déplaçant plus vite, en faisant des gains de productivité » que de dire « notre existence est menacée à l’horizon 2050 ou 2100 ». Aujourd’hui, la question se pose de savoir si en 2100 ce seront 50% ou 70% de la population mondiale qui seront soumis, entre 50 et 125 jours par an, à des températures menaçant directement leur survie. Nous nous dirigeons également vers une extinction massive de la biodiversité, qui aura des conséquences dramatiques sur nous.
Cette phase de transition très complexe impose un changement paradigmatique dans nos comportements, nos modèles économiques, notre organisation. À ceci s’ajoutent des aspirations qui s’affirment aujourd’hui, en particulier dans notre pays, à une répartition plus égale des efforts. La crise écologique menace spécifiquement les plus vulnérables, à qui on demande de faire davantage d’efforts que ceux qui souffriront moins. Ce constat est insupportable pour une partie de la population.
Il s’agit là d’enjeux colossaux, face à l’ampleur desquels notre structure économique, notre système fiscal, notre système de sécurité sociale sont inadaptés. Il n’est donc pas étonnant que l’on observe des problématiques de consensus.
La Fabrique de la Cité : Acceptez-vous que l’on parle d’échec des outils de consultation, de concertation ? D’où proviennent les difficultés que l’on éprouve aujourd’hui à faire fonctionner l’arsenal législatif et réglementaire mis en place pour promouvoir la participation citoyenne ?
Laurence Monnoyer-Smith : Avec les dispositifs de participation mis en place dans les années 1980, les instances de concertation se sont multipliées sur l’ensemble du territoire ; elles ont à peu près rempli leurs objectifs et permis d’accompagner l’équipement du pays. Il y a eu une très forte acculturation. Beaucoup de maîtres d’ouvrage se sont engagés dans ces dispositifs participatifs, à reculons certes, et ont mis en place des structures qui fonctionnent bien, notamment la SNCF, RTE. Quelle est la pertinence de ces dispositifs aujourd’hui ? Faut-il considérer qu’ils ne sont pas suffisants, c’est-à-dire qu’il faut aller plus loin, parce que les enjeux sont désormais différents ? Une fois l’option autoritaire, qui se révèle dans de nombreux pays, écartée, la seule option consiste bien à s’appuyer sur les dispositifs existants, renforcés en 2016 à la suite de la crise de Sivens.
Depuis les ordonnances de 2016, le nombre de concertations sur le territoire a été multiplié par plus de trois ; la CNDP nomme maintenant des garants pour venir en appui aux concertations. La notion de concertation en amont a été créée à cette occasion. On a modifié le séquencement de l’ensemble du débat public en prévoyant, de l’opportunité jusqu’à la réalisation, des phases de débat public ou de concertation, le nom variant selon la taille du projet. Notre pays a une pratique de la concertation locale ancrée dans notre histoire. Certains territoires sont très marqués par cela : dans le nord de la France, à Roubaix par exemple, certains lieux vivent dans des pratiques de co-construction depuis très longtemps et cela fonctionne bien.
Le processus de décision, pour être légitime, doit se caractériser par un partage de la décision. C’est quelque chose de très ancré chez nous et d’unique au monde : la CNDP n’a pas d’équivalent sur la planète. C’est un outil unique mais qu’il faut faire évoluer et organiser différemment pour accompagner les mutations en cours. Nous allons devoir créer des infrastructures qui nous permettent de penser la ville de demain, de faire évoluer nos comportements. Il faudra être encore plus imaginatifs. Le dispositif de la CNDP et du débat public est très adapté à des projets d’infrastructure ; il est moins adapté à des grands choix extrêmement structurants et qui concernent des politiques publiques : la fiscalité, les grands choix énergétiques à faire pour demain… La création d’une conférence de citoyens par le gouvernement est sans doute une voie qui mérite d’être explorée. Il faudra la décliner, la régionaliser pour l’adapter aux enjeux variables des territoires. Les individus, selon les territoires, présentent des vulnérabilités spécifiques, qu’il faut étudier pour comprendre comment les accompagner.
La Fabrique de la Cité : Comment améliorer aujourd’hui les modalités d’implication des citoyens dans la conception et la mise en œuvre des grands projets ?
Laurence Monnoyer-Smith : Il y a aujourd’hui un changement de posture très important chez les maîtres d’ouvrage, qu’il s’agisse de collectivités ou d’entreprises du secteur privé. Nous sommes entrés dans un paradigme qui est celui de l’écosystème local. On doit impérativement comprendre que malgré la procédure, les décisions et autorisations, on arrive dans un territoire ; ce territoire, c’est du bien commun, de l’air, de la nature, ce sont des ressources naturelles et des externalités positives produites par l’ensemble des actions des individus qui s’y trouvent. Quand une entreprise arrive, il faut qu’elle ne soit pas perçue comme un capteur d’externalités mais comme s’inscrivant dans une dynamique territoriale ; elle doit permettre à l’ensemble du territoire de s’approprier le projet. Il faut rentrer dans cette logique-là pour des raisons environnementales, de durabilité, de résilience territoriale, et se dire que ce n’est pas parce qu’un projet n’est pas soutenu par un financement public que l’on peut agir comme on le souhaite. Si l’on ne prend pas sa part de responsabilité à l’intérieur de l’écosystème dans lequel on intervient, on se heurtera à un rejet.
« Quand une entreprise arrive, il faut qu’elle ne soit pas perçue comme un capteur d’externalités mais comme s’inscrivant dans une dynamique territoriale ».
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La Fabrique de la Cité
La Fabrique de la Cité est le think tank des transitions urbaines, fondé en 2010 à l’initiative du groupe VINCI, son mécène. Les acteurs de la cité, français et internationaux, y travaillent ensemble à l’élaboration de nouvelles manières de construire et reconstruire les villes.