Point de vue d'expert

« Notre système assurantiel doit évoluer pour mieux répondre aux nouveaux enjeux liés au réchauffement climatique » Myriam Merad

La Fabrique de la Cité : Quels sont vos domaines de recherche ?

 

Myriam Merad : Je mène des travaux de recherche-action sur les interactions entre sciences et décision publique, dans le champ des risques naturels, technologiques, sanitaires et financiers, ainsi que sur les problématiques d’adaptation et de résilience. Mes recherches s’inscrivent dans une perspective de gouvernance des risques : j’analyse les politiques publiques et les stratégies de gestion du risque à travers les processus décisionnels, en m’intéressant à la manière dont les acteurs — publics ou privés — prennent des décisions en contexte d’incertitude.

 

Je développe également des méthodologies d’analyse et d’évaluation des dispositifs existants et propose des outils d’aide à la décision, tant pour les politiques publiques que pour les entreprises. À ce titre, j’ai participé à une mission conjointe des ministères de l’Économie et de l’Écologie portant sur l’évolution du système assurantiel en matière de catastrophes naturelles et de prévention.

 

Mes travaux couvrent une large gamme de risques, parmi lesquels le risque nucléaire, le risque cyber, les risques environnement-santé, et bien sûr les risques naturels majeurs. À l’échelle territoriale, j’observe que de nombreuses solutions de gestion des risques naturels peuvent aussi servir de leviers d’adaptation au réchauffement climatique, voire de renforcement de la résilience locale. Toutefois, ces solutions ne produisent pas nécessairement des effets visibles à court terme, ce qui peut générer de l’incertitude dans le parcours décisionnel.

 

Dans ce cadre, je collabore régulièrement avec l’État, les ministères et leurs services techniques, les collectivités territoriales, les industriels, ainsi que des instances européennes.

 

LFDLC : Dans ces travaux, quelle est la place du risque incendie ?

 

M.M. : Le risque incendie, et en particulier le risque de feu de forêt, occupe une place croissante dans les travaux sur les risques majeurs. Au même titre que les inondations ou les séismes, les feux de forêt constituent des aléas naturels majeurs, notamment dans un contexte de changements climatiques qui accentuent leur fréquence, leur intensité et leur étendue géographique.

 

Cela crée une zone grise réglementaire : bien que les feux de forêt soient qualifiés de risque majeur, ils ne donnent pas lieu automatiquement à une indemnisation via le dispositif CATNAT. La prise en charge dépend donc d’autres dispositifs (notamment les assurances multirisques) et de la mobilisation des politiques locales de prévention (débroussaillement, zonage d’urbanisme, gestion des interfaces forêt/habitat).

 

Dans mes travaux, j’intègre le feu de forêt à la fois comme un indicateur des limites du système de catégorisation des risques, et comme un terrain d’analyse pour repenser les dispositifs d’adaptation, de responsabilité territoriale et de gouvernance multi-acteurs.

 

LFDLC : En quoi consiste le dispositif CATNAT (pour catastrophe naturelle) ?

 

M.M. : En France, le dispositif CATNAT repose sur un principe de solidarité nationale. Chaque assuré, à travers son contrat d’assurance habitation ou professionnel, paie une surprime obligatoire. Ces surprimes sont collectées par les assureurs, puis reversées à la Caisse Centrale de Réassurance (CCR), un organisme public chargé de couvrir les pertes liées à des événements reconnus officiellement comme catastrophes naturelles par arrêté interministériel.

 

Cette architecture permet d’indemniser les sinistres liés à des événements comme les inondations, les séismes ou les mouvements de terrain. Toutefois, le risque de feu de forêt n’étant pas couvert par le régime CATNAT, il relève du régime assurantiel classique, via les contrats multirisques habitation, ce qui signifie que :

  • Le feu de forêt n’ouvre pas droit à une indemnisation via la caisse nationale de solidarité.
  • La couverture dépend du contrat individuel et peut varier fortement selon les assureurs.
  • Les zones exposées peuvent subir des franchises élevées.

 

À l’heure où le réchauffement climatique intensifie ce risque, l’exclusion du feu de forêt du régime CATNAT constitue un angle mort de la couverture assurantielle.

 

LFDLC : Les récents incendies en Californie et le retrait de certains assureurs des zones jugées à trop haut risque ont suscité de nombreuses inquiétudes à l’international. La France pourrait-elle connaître une situation similaire, où des territoires deviendraient inassurables ?

 

M.M : Il est vrai que notre système assurantiel doit évoluer pour mieux répondre aux nouveaux enjeux liés au réchauffement climatique. Toutefois, il repose sur un modèle original et relativement résilient, que nous devons savoir reconnaître.

 

En France, les assureurs restent libres de moduler leurs conditions contractuelles (franchises, exclusions, obligations de prévention), voire de refuser d’assurer certains risques. Cependant, ces décisions sont encadrées par un dispositif de réassurance publique unique : la CCR, qui propose aux assureurs des contrats de réassurance couvrant les catastrophes naturelles, avec le soutien d’une garantie financière illimitée de l’État.

 

Cela signifie que lorsqu’un sinistre excède les capacités des assureurs, la CCR intervient pour les rembourser, et si la CCR elle-même venait à être dépassée, l’État garantirait ses engagements.

 

Ce mécanisme de réassurance publique-privée, soutenu par l’État, constitue un rempart systémique que ne possèdent pas d’autres pays, comme les États-Unis, où le marché est plus fragmenté et entièrement privé.

 

La France et les États-Unis reposent donc sur des systèmes assurantiels radicalement différents. Et les catastrophes se matérialisent toujours dans des contextes territoriaux spécifiques, avec des cultures du risque, des régulations et des responsabilités différentes.

 

Même si des réformes sont nécessaires, notamment pour mieux intégrer les risques climatiques, il est fondamental de préserver la spécificité française : un équilibre entre assurance privée et responsabilité publique structurante.

 

Concernant les inquiétudes suscitées par ces événements, elles sont bien sûr compréhensibles, mais je considère important de rappeler la distinction entre l’aléa et le risque. L’aléa désigne l’événement en lui-même (un feu de forêt ou des pluies extrêmes). Le risque, quant à lui, naît de la combinaison entre un aléa et la présence d’enjeux vulnérables (habitations, infrastructures, activités économiques, etc.). Autrement dit : ce n’est pas l’aléa seul qui fait la catastrophe, mais sa rencontre avec des espaces mal préparés ou mal protégés.

 

Le risque, lui, peut donc être maîtrisé, à condition d’agir sur la vulnérabilité des enjeux grâce à des politiques de prévention, d’aménagement et d’adaptation1.

 

LFDLC : Dans ce cadre, quelle évolution du système assurantiel préconisez-vous ?

 

M.M : Aujourd’hui, les assureurs sont libres de se retirer d’un territoire s’ils estiment que le risque est trop élevé ou trop coûteux. Il devient donc crucial de repenser les mécanismes de solidarité et de mutualisation du risque à l’échelle collective.

 

Pour moi, l’une des pistes consisterait à créer des « pools de partage des risques« , fondés sur une nouvelle forme de réassurance publique ou mutualiste. Ce système pourrait combiner la puissance d’un acteur public (comme la CCR), des dispositifs de portage collectif (pour les collectivités, entreprises ou particuliers) et des mécanismes incitatifs fondés sur l’ouverture et le partage des données de risques. Parce que c’est la combinaison entre aléa, exposition et vulnérabilité qui crée le risque, des marges d’action réelles existent si l’on structure la prévention en amont.

 

Mais le paradoxe actuel du système CATNAT, c’est qu’il a été conçu pour des événements rares et exceptionnels, alors que les risques majeurs ne sont plus rares. Avec la multiplication des événements dits “hors normes” devenant fréquents extrêmes, certains aléas (inondations, sécheresses, incendies) ne rentrent plus dans les critères d’exceptionnalité requis pour l’indemnisation, ce qui rend le système partiellement inadapté.

 

On pourrait s’inspirer de la logique de l’assurance automobile, où le comportement influe sur la prime : moins vous avez d’accidents, moins vous payez.

 

LFDLC : Il a émergé de notre travail sur la gestion du risque feu de forêt en France que celui-ci serait davantage appréhendé en termes de lutte, laissant peu de place à la prévention. Qu’en pensez-vous ?

 

M.M. : Je suis tout à fait d’accord avec ce constat. C’est un biais profondément ancré dans notre manière de gérer les risques : nous concentrons l’essentiel de nos efforts sur la réponse à la crise, avec une forte mobilisation des moyens de lutte contre le feu, alors que la réduction du risque en amont — par la prévention, la planification et la réduction de la vulnérabilité — reste largement marginale.

 

LFDLC : Vous travaillez sur la manière dont les risques sont gérés au niveau national. Que pensez-vous de la gestion de crise en France ?

 

M.M. : La gestion de crise en France s’appuie sur des dispositifs éprouvés, avec des chaînes de commandement structurées (préfectures, mairies, services de secours), et un cadrage réglementaire clair (plans communaux de sauvegarde, ORSEC2, plans particuliers).

 

Toutefois, si le pilotage en situation d’urgence est relativement bien rodé, c’est souvent la dimension amont — celle de la prévention et de l’anticipation — qui reste le point faible.

 

Une difficulté majeure tient à la faible articulation entre les politiques climatiques de long terme et les politiques de gestion des risques. On parle beaucoup d’atténuation du changement climatique, mais les politiques d’adaptation, notamment territoriales, sont encore trop peu intégrées dans les logiques de préparation à la crise.

 

C’est pourquoi des outils comme les plans d’adaptation au changement climatique (PACC) ou les dispositifs TRACC (Territoires Résilients et Adaptés au Changement Climatique) doivent aujourd’hui jouer un rôle plus central. Ils permettent de lier planification territoriale, anticipation des aléas et résilience structurelle.

 

Par ailleurs, on a tendance à centrer les récits sur le climat, ce qui est important, mais peut éclipser d’autres dimensions de la gestion de crise : organisation institutionnelle, chaîne de responsabilité, capacité de coordination entre niveaux d’acteurs (État, collectivités, citoyens). Cette « hyperfocale » peut générer déresponsabilisation ou éco-anxiété : si tout est attribué au climat, on oublie que des solutions concrètes, à portée locale, existent. Or, il est fondamental de redonner du pouvoir d’agir aux acteurs territoriaux et aux citoyens.

 

Enfin, une bonne gestion de crise passe aussi par une bonne gouvernance hors-crise : identification des vulnérabilités, scénarios d’anticipation, organisation de la réponse mais aussi valorisation de ce qui fonctionne.

 

C’est à cette condition que la prévention cesse d’être abstraite, pour devenir un vecteur de confiance et de mobilisation collective.

 

Interview réalisée par Louise Fel, chargée d’études de La Fabrique de La Cité.

 

 

[1] Pour aller plus loin sur ces aspects : Fel L., Les villes face aux feux de forêt : associer approche paysagère, savoir-faire ancestraux, et effort de prévention, 2025.  https://www.lafabriquedelacite.com/publications/les-villes-face-aux-feux-de-foret/

[2] Organisation de la Réponse de SEcurité Civile. Le dispositif ORSEC est un plan d’urgence polyvalent français de gestion de crise. Il organise sous l’autorité du préfet, la mobilisation, la mise en œuvre et la coordination des actions de toute personne publique et privée concourant à la protection générale des populations.

La Fabrique de la Cité

La Fabrique de la Cité est le think tank des transitions urbaines, fondé en 2010 à l’initiative du groupe VINCI, son mécène. Les acteurs de la cité, français et internationaux, y travaillent ensemble à l’élaboration de nouvelles manières de construire et reconstruire les villes.

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