La courbe ci-contre représente schématiquement le degré d’imbrication entre la ville et son fleuve, en fonction des périodes d’industrialisation ou de déprise.
D’une rive à l’autre, les villes moyennes aménagent leurs cours d’eau
Depuis une vingtaine d’années, les fleuves et rivières urbaines font l’objet de nombreux aménagements dans les métropoles françaises, à des fins esthétiques, pour améliorer le cadre de vie ou encore faciliter les échanges de marchandises. Le projet phare de ce renouveau des cours d’eau en ville est peut-être celui de la rénovation des usages de la Seine à Paris, qui concerne à la fois le fleuve et ses berges. Ils seront même le théâtre de la cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques de 2024, et accueilleront plusieurs épreuves sportives dans une mise en scène inédite.
Dans les métropoles, où les fleuves sont de taille suffisante pour accueillir plusieurs activités, ces politiques d’aménagement répondaient aussi à un besoin urbain par excellence : répondre à la densité par l’ouverture d’espaces, la révélation de points de vue, l’accueil de nouveaux modes de déplacement. Lyon, Paris, Marseille, Bordeaux : les exemples d’aménagement sont nombreux, et s’ils ont parfois fait l’objet d’âpres débats, ils sont aujourd’hui très largement acceptés, voire prisés.
Il semble que ce souci d’intégrer le cours d’eau en ville se diffuse à présent dans les villes moyennes. À cette plus petite échelle, fleuves et rivières urbaines connaissent aujourd’hui une révolution progressive, accueillant des usages variés (voies cyclables, aménagements sportifs, renaturation écologique).
À la différence des métropoles, il s’agit alors souvent moins de contrebalancer la forte densité du bâti que de renforcer le cadre et la qualité de vie que promettent les villes moyennes à leurs résidents historiques et aux nouveaux arrivants.
De plus, l’intérêt renouvelé pour les cours d’eau est désormais associé aux mutations industrielles des villes moyennes. En effet, la transition économique de certaines villes dont l’activité était façonnée autour des cours d’eau appelle à présent le renouvellement de ces espaces en friche. Leur statut évolue, d’une ressource industrielle précieuse à un moteur d’attractivité territoriale. Cette note entend aussi rappeler tout l’enjeu que comporte l’aménagement d’un cours d’eau en tenant compte des aléas naturels (sécheresse, inondation) et leurs impacts sur les habitants.
Étudier la redécouverte des cours d’eau dans les villes moyennes aujourd’hui, c’est donc révéler les inspirations qu’elles puisent auprès des métropoles qui les ont devancées et le dialogue qui s’est installé autour des rivières et des fleuves en ville. C’est aussi souligner la singularité de ces territoires en mutation, où le cadre de vie est un argument fort d’attractivité. C’est enfin révéler l’action locale en faveur de l’eau et les systèmes de gouvernance qui s’organisent autour de ce quiest à la fois une ressource et une infrastructure urbaine.
Cette note entend révéler les tendances à l’œuvre et les points de convergence ou les obstacles dans le réaménagement des cours d’eau. En montrant que le phénomène, d’abord métropolitain, se diffuse dans les villes moyennes, cette note a vocation à ouvrir un cycle de réflexions sur le sujet et ne saurait être exhaustive. Ce cycle de travail s’appuiera sur les questionnements suivants:
- Quels motifs les collectivités mettent-elles en avant lorsqu’elles réaménagent
un cours d’eau ? - Quelles sont les difficultés de cette entreprise ?
- Comment les usages de l’eau sont-ils conciliés ?
- Comment ces aménagements s’inscrivent-ils dans une trajectoire territoriale ? Se dotent-ils d’une gouvernance dédiée ?
Les cours d’eau en ville moyenne
L’échelle des villes moyennes
Cette note se concentre sur la redécouverte des cours d’eau en ville moyenne, terrain d’étude de La Fabrique de la Cité. Le cours d’eau sera traité comme objet urbain, terrain d’aménagement et de reconquête. Par souci de cadrage et de cohérence, les questions de protection de la ressource, de stress hydrique ou d’usages de l’eau domestique ne seront traitées qu’en lien avec le fait urbain.
En 2022, une étude de La Fabrique de la Cité (avec Kantar Public) 1 montrait que les agglomérations de taille moyenne (20 000 à 200 000 habitants) sont aujourd’hui plébiscitées grâce à des atouts comme l’accès à la santé et au soin, la proximité de la nature, la qualité de l’air et la présence d’espaces verts, tout en garantissant l’accès aux soins et aux services de santé. Dans les villes moyennes de plus grande taille, ce sont les offres de services publics, commerces, transports et mobilités actives qui sont appréciées. Dans l’imaginaire collectif, elles sont, en somme, les lieux qui offrent la meilleure qualité de vie.
Dès lors, il n’est pas étonnant que de nombreux projets d’aménagement des cours d’eau se développent en ville moyenne. Renaturation, rafraîchissement, apaisement du centre-ville… les objectifs de réhabilitation de ces cours d’eau participent de la redéfinition de la qualité du cadre de vie qu’offrent ces villes.
Cette étude se consacre avant tout à cette échelle urbaine, et nourrit une réflexion plus large que mène La Fabrique de la Cité sur la place actuelle et future des villes moyennes en France, véritables territoires précurseurs des tendances urbaines. Il conviendra aussi de rappeler les liens importants, façonnés par l’amont et l’aval d’un cours d’eau, entre une ville moyenne et les aires urbaines voisines.
Quels cours d’eau ?
Cette note étudie deux formes de cours d’eau en tant qu’objets urbains: le fleuve et la rivière urbaine. Le fleuve, bien entendu, est l’un des principaux cours d’eau étudiés et réaménagés. Habituellement plus large que les rivières urbaines, il est aussi un composant historique du développement de la ville qu’il traverse et a pu faire l’objet de nombreux aménagements. Il peut accueillir une grande variété d’usages (transports, industries, aménagements récréatifs) voire les interdire tous, les villes moyennes aménagent leurs cours d’eau en cas de renaturation. Le paysage fluvial est souvent banalisé, et son réaménagement est souvent un projet de long terme.
Cette note s’intéresse également aux rivières urbaines, « dont la majeure partie du bassin versant est urbanisée et présente une amplitude importante de débits dans un lit parfois non visible » 2. Plus petites que les fleuves, elles accueillent peu d’usages, mais sont très souvent la première cible des opérations de renouvellement urbain.
En effet, leur taille réduite a facilité leur canalisation et leur couverture, au fur et à mesure de l’expansion des villes. Par leur insertion dans le tissu urbain, elles offrent un fort potentiel pour les rénovations urbaines. Elles obéissent aujourd’hui à deux objectifs principaux : agir sur le milieu aquatique, en raison d’un dysfonctionnement de ce milieu, et agir sur l’aménagement urbain avec le cours d’eau.
Les opérations d’aménagement des fleuves et rivières urbaines concernent pour la plupart les rives et quais de ces cours d’eau, et participent à la mise en scène de l’eau en ville. Plus encore que le cours d’eau lui-même, lorsqu’il n’est pas enterré, ces berges ont longtemps été dédiées à l’activité économique ou industrielle. Ces berges sont les figures de la redécouverte des cours d’eau aujourd’hui.
Les cours d’eau urbains : quelle relation aux habitants ?
L’histoire de la relation ville/eau : un cycle fait d’attachement et de rejet
« L’eau est présente dès l’origine des cités, non seulement en déterminant leur naissance mais aussi par les différents usages que l’homme peut en faire », écrit le géographe Jean Pelletier 3. Mais la relation entre les villes et leurs cours d’eau ne sont pas linéaires. Pour bien comprendre l’intérêt actuel des cours d’eau et leurs aménagements, il faut y revenir rapidement en détaillant plusieurs phases dans cette étroite relation 4 :
- De l’établissement des villes à la révolution industrielle, le cours d’eau est un support de développement économique, un moyen de transport lorsqu’il est maîtrisé… ou un danger.
- Au XIXe siècle, l’imbrication ville/fleuve se fait plus évidente et le tissu urbain s’ouvre davantage sur le cours d’eau, source de développement. Ce lien atteint son paroxysme au milieu du XXe siècle.
- La bascule s’opère ensuite, et les inconvénients prennent le pas sur les avantages: insalubrité, nuisances, concurrence, congestion, aménagements toujours plus coûteux. L’industrie et les activités de commerce se déplacent ensuite vers les grands fleuves, délaissant les plus petits cours d’eau. Les villes se tournent vers d’autres localités et le cours d’eau est moins utilisé. Il devient, jusqu’aux années 1980, un espace d’agrément au mieux, une canalisation souterraine sinon.
- À partir des années 2000, l’eau en ville tire son intérêt de sa valeur naturelle avant de devenir progressivement un outil de mise en valeur du patrimoine urbain. La tendance est à la protection et la revalorisation plutôt qu’à l’utilisation industrielle ou logistique.
Les villes moyennes en France ont précisément suivi ce développement. Ainsi, Amiens, Châlons-en-Champagne ou encore Troyes sont devenues d’importantes cités lacustres, avant de voir naître de nombreux travaux d’enterrements des réseaux et d’assèchement dès le XVIIIe siècle. L’eau y est alors canalisée, maîtrisée et contenue par des ouvrages et des infrastructures qui appartiennent aujourd’hui les villes moyennes aménagent leurs cours d’eau au patrimoine des cités. Les débuts du XXe siècle marquent une accélération des aménagements urbains en faveur d’autres espaces. Les vastes quais en friche se transforment en voies sur berge, à Tours, Reims ou Angers. A Orléans, Amiens ou le long de la Bièvre, les cours d’eau sont recouverts d’une dalle de béton. Dans les années 1970, de nombreux espaces le long des cours d’eau urbains font office de refuge pour des populations en marge de la société, dans des espaces eux-mêmes en marge de la ville : les îles Noires et l’île Aucard à Tours ou les rives de Dhuy à Orléans sont de bons exemples.
La déprise industrielle progressive caractérisant les années 80-90 révèle deux tendances presque concomitantes. D’une part, l’intérêt faiblissant pour les cours d’eau en ville de la part de l’industrie (pour la métallurgie, entre autres), ou la production d’énergie par exemple. D’autre part, une valorisation progressive du cours d’eau comme aménité, mais également comme ressource économique afin de dynamiser le tourisme local et l’attractivité résidentielle d’un territoire.
En somme, rehausser la qualité du cadre de vie, est aussi une façon d’attirer des habitants au pouvoir d’achat élevé.
Nous nous situons au point de bascule entre plusieurs scénarios, quand la plupart des villes moyennes font l’expérience d’une mutation de leur tissu industriel. Il ne s’agit pas pour autant d’une disparition complète de l’activité industrielle : certaines conservent, voire renouvellent ce patrimoine. Dès lors, plusieurs regards peuvent se porter sur le cours d’eau urbain. En témoignent les hésitations dans les courbes ci-dessus, en pointillés : déclin, stagnation, amélioration ou renouveau de l’intérêt pour l’objet cours d’eau.
Sans pour autant généraliser cette tendance, l’exemple de plusieurs villes moyennes, citées dans cette note, montre que bon nombre d’entre elles suivent les trajectoires C (amélioration) ou D (renouveau), même si certaines villes peuvent faire figure d’exceptions et emprunter plusieurs directions.
Progressivement, pour la plupart des villes moyennes concernées, les zones humides et les cours d’eau se redécouvrent. Il s’agit avant tout de protéger leur valeur naturelle, à Châteauroux (prairies Saint Gildas), au Parc de la Courneuve en Seine-Saint-Denis ou à Laon, dans les marais d’Ardon… La valeur naturelle, dans ce cas précis, est à comprendre comme valeur de contraste entre l’urbanité, le bâti, et l’espace naturel que peut proposer le cours d’eau. Le cours d’eau montre aussi deux espaces naturels : ses berges, souvent renaturées en premier lieu, et le cours d’eau lui-même, accueillant une riche biodiversité mais dont la renaturation est plus complexe.
Les cours d’eau deviennent alors « les nouveaux laboratoires de l’urbanité » (Dournel, Sajaloli, 2012), voire une « infrastructure naturelle utile », selon le premier Plan national d’action en faveur des zones humides (1995-2000). Dépollution, gestion des risques hydrologiques… le cours d’eau en ville est encore perçu comme une ressource plutôt qu’un espace d’aménagement.
Enfin, les années 2000 marquent le début d’une construction identitaire autour du patrimoine des cours d’eau : les « petites venises » se multiplient (à Pont-Audemer, Étampes, Montargis) comme la rénovation des canaux déclassés (Canal d’Orléans). Depuis, cette tendance s’affirme et réveille des tensions entre usages. Selon Sylvie Salles, professeure à l’école nationale supérieure de paysage à Versailles et spécialiste des milieux aquatiques en ville :
« Les cours d’eau sont désormais des leviers puissants pour changer le rapport de la ville à sa géographie humaine. Pourtant, même si la tendance à la redécouverte des services écologiques des cours d’eau s’accentue (biodiversité, fraîcheur, silence), les récents aménagements ne concernent encore que des portions urbaines. »
Les villes moyennes, en ce qu’elles proposent souvent un cadre de vie de qualité et une proximité plus directe aux espaces naturels qu’une grande métropole, semblent d’excellents laboratoires de réaménagement des cours d’eau. Plusieurs études parlent même de « territoires hydrosociaux », pour décrire ces territoires fondés sur la relation à l’eau 5. Cette brève histoire des liens entre ville et cours d’eau témoigne d’abord d’une relation fluctuante, signifiant que le regain d’intérêt d’aujourd’hui n’est pas définitif. Elle montre ensuite que les années 80 signent le retour de cette nouvelle considération envers les cours d’eau urbains, en priorité dans les métropoles, ensuite dans les villes moyennes.
« Il y a une vraie tendance depuis une dizaine d’années sur la redécouverte des cours d’eau, avec un prisme à la fois touristique, écologique, économique et hydrologique. Le lien à l’eau avait disparu au gré des développements urbains et des opérations d’enterrement »
Le cours d’eau, support de la rénovation urbaine
Déployer la compétence GEMAPI pour agir sur le territoire de l’eau
Il semble que l’aménagement des cours d’eau urbains s’inscrive désormais dans un projet politique plus vaste qui concerne le rapport à la ville et ses environs. Dès lors, le bloc communal prend un rôle majeur pour les décisions sur l’eau. La compétence GEMAPI devient un cadre nécessaire et un dispositif puissant pour la mise en œuvre de tels projets. Confiée aux intercommunalités (métropoles, communautés urbaines, communautés d’agglomération, communautés de communes), la gestion des milieux aquatiques et la prévention des inondations (GEMAPI) est créée par les lois de réforme territoriale adoptées en 2014 et 2015.
Les actions entreprises par les intercommunalités dans le cadre de la GEMAPI sont les suivantes :
- L’aménagement des bassins versants,
- L’entretien et l’aménagement des cours d’eau, canaux, lacs et plans d’eau,
- La défense contre les inondations et contre la mer,
- La protection et la restauration des zones humides.
L’un des principaux buts de la compétence GEMAPI est d’harmoniser l’exercice des missions concernant la gestion des milieux aquatiques avec, en toile de fond, l’attribution de cette compétence à un niveau de collectivité bien identifié et de taille suffisante, disposant des ressources nécessaires.
En effet, cette compétence propose avant tout un cadre cohérent aux acteurs de l’eau. En effet, les risques (innovation, sécheresse, pollution) et les besoins écologiques ne connaissent pas les frontières administratives.
La compétence GEMAPI peut se transférer à un syndicat mixte, un établissement public territorial de bassin ou un établissement public d’aménagement et de gestion de l’eau. Dans ce cas, l’EPCI qui transfère la compétence n’est plus responsable, mais rejoint le syndicat à qui la compétence a été transférée. Le bloc de missions qui composent la GEMAPI est sécable : il est possible de ne pas transférer la totalité des missions.
Cet outil d’aménagement et de gestion de l’eau se déploie principalement pour la prévention des risques et l’entretien des cours d’eau. Aujourd’hui, il s’inscrit dans la tendance, présentée dans cette note, d’une redécouverte des cours d’eau et de leurs bénéfices en ville. Aline Girard, animatrice du SAGE (Schéma d’Aménagement de Gestion des Eaux) Croult-Enghien-Vieille Mer 6 rappelle toutefois les différents intérêts à concilier dans l’exercice de la compétence GEMAPI. En effet, les travaux de restauration, renaturation
et réouverture des cours d’eau nécessitent une stratégie foncière ambitieuse, car il est parfois obligatoire de préempter des espaces à proximité de l’eau. Dans l’agglomération parisienne, la pression foncière est telle que cette réorganisation est parfois difficile, souligne Aline Girard. Autre complexité, et cela ne concerne pas seulement l’Île-de-France, le dialogue entre acteurs de l’eau et propriétaires dans les espaces urbains morcelés ou pavillonnaires.
Les propriétaires sont parfois nombreux et dispersés, le soutien aux projets est donc difficile à recueillir (préemption, travaux de longue durée, modification des itinéraires, des réseaux…). En conséquence, et malgré le cadre de la GEMAPI, la redécouverte des cours d’eau urbains ne peut se faire sans dialogue, conciliation et sans une stratégie foncière ambitieuse et progressive. De ces subtilités découlent des aménagements en tronçons, de quelques centaines de mètres, rarement plus, qui permettent de mettre en œuvre, très progressivement, ces projets de protection et d’aménagement de l’eau en ville.
Un récent rapport du Sénat 7 sur la gouvernance de l’eau en France jugeait « le système des Agences de l’eau (…) globalement pertinent et la planification à l’échelle des bassins indispensable. » Concluant que la gouvernance de l’eau en France est complexe mais précieuse dans son jeu d’acteurs, le rapport signale cependant que les élus locaux ont une grande connaissance du territoire et qu’il convient de veiller à leur confier les compétences cohérentes. C’est tout l’objet de la GEMAPI.
Aménager le cours d’eau, une stratégie économique ?
L’aménagement des cours d’eau répond également à des considérations économiques. La collectivité accompagne ces travaux d’un discours porteur sur l’amélioration de la qualité de vie et le cadre de qualité que la ville moyenne permet et protège. Il semble que la redécouverte du cours d’eau participe alors aux redéfinitions de l’image du territoire. Elle s’intègre dans une revalorisation urbaine souvent destinée aux populations métropolitaines désireuses de s’installer en ville moyenne, aux entreprises en quête de foncier disponible et d’un bassin d’emploi favorable.
Claire Gérardot, dans sa thèse 8 , relève que les autorités locales et aménageurs portent quasiment toujours un double regard sur le cours d’eau aménagé : s’il possède une valeur en soi, en tant qu’espace adaptable à plusieurs usages, il est surtout perçu comme créateur de valeur. Dès lors, le vocable de la rente s’insère dans les projets fluviaux urbains. Ainsi, le cours d’eau est un « capital précieux », une « richesse », « porteur de plus-value », qu’il convient nécessairement d’optimiser » afin d’en « tirer parti » et le « rentabiliser ».
Que faut-il en conclure ? Le cours d’eau en ville n’est pas devenu, en dix ans, une richesse, autrefois ignorée. Cependant, le cours d’eau devient créateur de valeur et s’insère désormais dans une politique plus large, qui concerne l’attractivité touristique, la valeur du cadre de vie, voire l’activité industrielle. Il semble qu’à présent le cours d’eau urbain soit un moyen de revaloriser un territoire et un tissu économique local. Il peut s’inscrire alors dans une stratégie de revalorisation économique sur le territoire où l’activité se ralentit. C’est aussi un lien historique à révéler, puisque le cours d’eau était autrefois le moteur de l’activité économique du territoire.
Ainsi, Pont-Audemer (Normandie), forte des canaux et rivières la traversant, a longtemps accueilli une économie florissante de tanneries et production textiles, bénéficiant de la présence de l’eau. Sensible aux phénomènes de déprise industrielle des années 1990-2000, la ville a développé une économie du tourisme largement fondée sur cette présence de l’eau (en ville et à proximité). Elle n’a pas pour autant éteint le potentiel industriel de l’agglomération de taille modeste (10 000 habitants) et soutient l’implantation de plusieurs entreprises traditionnelles, suivant l’héritage des entreprises utilisant le cours d’eau (maroquinerie et ateliers textiles), comme de puissants acteurs industriels (Thalès annonçait début 2023 investir 30 millions d’euros dans le site local pour revitaliser l’activité de production de composants électroniques pour l’aviation 9 ). Pour autant, toutes les activités industrielles liées à l’eau ne sont pas fixées sur leur sort. Par exemple, la friche d’une tannerie historique de la ville est encore un symbole controversé, pris entre protection de l’héritage et démolition pour valoriser le terrain 10.
La ville de Saint-Omer est aussi un bon exemple. Forte de la présence du canal de Neuffossé, géré par VNF, la mairie développe des activités nautiques et commerciales, sur ou à proximité du canal, afin de favoriser le dynamisme de la ville. Elle bénéficie aussi du programme Action Cœur de Ville pour ce chantier.
Accueillir les différents usages et prévenir les conflits de gestion
Plusieurs acteurs et usages sur un même objet
Comme tout espace devenu public, un cours d’eau ne peut accueillir tous les usages sans tension. Ainsi la baignade ne peut se faire dans un fleuve destiné au transport de marchandises ou une rivière renaturée et protégée, sans soulever des questions de sécurité ou d’accès. La réponse la plus fréquente est alors de spécialiser les espaces et délimiter précisément les activités. Ainsi, les zones logistiques ou industrielles sont-elles localisées en entrée ou sortie de ville, en amont ou en aval des cours d’eau tandis que le cœur de ville se dédie plutôt aux aménagements de renaturation ou d’agrément. Selon Yves-Laurent Sapoval, « il est cependant regrettable que cette spécialisation considère le cours d’eau comme un tracé scindé, de portion en portion. L’aménagement du cours d’eau doit prendre en compte sa continuité. »
Il convient donc d’intégrer l’amont et l’aval dans chaque réflexion d’aménagement. Par exemple, la qualité de l’eau en ville et le succès de la renaturation d’une portion d’un cours d’eau dépendront des activités en amont du cours d’eau (industrie, transport…). C’est le fondement de la stratégie de la rénovation de la Bièvre, en Île-de-France, qui parcourt de nombreux territoires d’activité économique où les tensions d’usages sont fortes.
La commission européenne veut libérer 25 000 kilomètres de rivière
En décembre 2021, la Commission européenne a adopté et publié un plan écologique afin de restaurer de nombreuses rivières (urbaines ou non) : le “Biodiversity Strategy 2030 Barrier Removal for River Restoration”. Sans pour autant préciser quel projet serait retenu dans quel pays, la Commission entend, par ce document, soutenir la restauration écologique de plusieurs rivières et supprimer tout obstacle à leur écoulement. Ainsi, le document propose plusieurs méthodes et recommandations concernant la faune et la flore des cours d’eau. Enfin, ce document recense aussi les programmes de financements ouverts à de telles restaurations, comme le fonds FEDER ou le programme LIFE (dédié au soutien de projets innovants, privés ou publics, dans les domaines de l’environnement et du climat). Reste que ce plan ne concerne pas précisément les rivières urbaines et semble les considérer comme
des objets ruraux.
Les conflits d’usages inhérents aux projets de rénovation des cours d’eau sont classiques et rejoignent les réflexions que soulève tout aménagement d’espace public. En revanche, puisqu’ils possèdent un amont et un aval et que tous deux s’influencent, le véritable enjeu réside dans la bonne gestion des intérêts manifestes pour le cours d’eau et le respect de la continuité.
Les enjeux de gestion varient d’un contexte à l’autre, mais il est possible d’observer plusieurs principes généraux.
De l’État aux élus locaux, l’action sur l’eau suit une hiérarchie de compétences et de décisions :
Les montages conçus pour l’action sur un cours d’eau urbain sont souvent complexes, d’autant plus que le cours d’eau ne suit pas toujours les découpages territoriaux et politiques. Une rivière urbaine sera par exemple influencée par les politiques agricoles qui concernent son amont. La coopération entre acteurs et compétences est donc primordiale.
Depuis les années 2010, la tendance s’accélère et aujourd’hui plusieurs usages sont en compétition. La tendance générale au renouveau des villes moyennes 11, valorisant notamment leur cadre de vie, participe aux rénovations urbaines dont le cours d’eau est bien souvent le point fort. Il serait trop simple d’affirmer que le cours d’eau est simplement un lieu agréable qu’il convient de « rendre » aux habitants. Ces projets résultent de choix politiques volontaristes qui inscrivent la ville en rupture ou en continuité avec son histoire et sa formation.
Redécouverte, reconquête… quelle différence ?
Les deux mots sont très souvent utilisés pour désigner le réaménagement d’un fleuve ou d’une rivière en ville. Pourtant, ils ne se valent pas tout à fait : la reconquête d’un cours d’eau exprime la lutte contre un usage envahissant, dénaturant les lieux (souvent l’industrie en déprise), affirmant dès lors un refus de ces usages en ville, tandis que la redécouverte d’un cours d’eau rappelle davantage l’imaginaire naturel, le cours d’eau enfoui que l’on ouvre. La portée symbolique n’est pas la même. Enfin, les termes « rendre le cours d’eau aux habitants », souvent utilisés dans la justification des projets, viennent parfois heurter la continuité historique d’un cours d’eau urbain, qui n’a peut-être jamais été « aux habitants » (comme dans de nombreuses villes industrielles).
On peut distinguer plusieurs formes de rénovation de cours d’eau urbain :
- Aménagements sur les voies de circulation en rive des cours d’eau, souvent onéreux ;
- Rénovation des installations portuaires, ou leur transformation (friches, parcs, bassins…) ;
- Requalification de quartiers industriels entiers, où le cours d’eau est « ceinturé d’usines » ;
- Aménagement de canaux et petites rivières pour l’agrément en centre-ville.
L’ASTEE 12 retient plusieurs impacts pour ces aménagements :
- Volet environnemental : développement de la biodiversité, adaptation au changement climatique ou éducation et sensibilisation à l’environnement.
- Volet social : amélioration du paysage et du cadre de vie, restructuration d’un quartier, dynamique socioculturelle, développement des cheminements doux.
- Volet économique : réduction du risque d’inondation, développement de l’attractivité des villes et de l’activité touristique.
Il est encore peu fréquent que ces aménagements soient confondus sur la même portion. Ainsi, Catherine Rapp, adjointe au maire de Mulhouse, dont les rivières ont longtemps été très propices au développement de l’industrie textile, regrette aujourd’hui que l’urbanisation des années 60-70 ait trop canalisé et recouvert les cours d’eau 13. Ainsi le cours d’eau Steinbaechlein est-il ressorti de terre en 2020, et pas moins de huit interventions sur trois cours d’eau sont prévues, pour un budget de 32 millions d’euros. Il n’est plus question de conserver une quelconque infrastructure industrielle. Le but est affiché, parmi tous les usages possibles : « faire de Mulhouse une ville nature ». Pierre Meffre, directeur de la valorisation portuaire à la Compagnie Nationale du Rhône (CNR), confirme cette tendance à l’aménagement en portions. Les projets de renaturation sur le Rhône se concentrent surtout dans les zones périurbaines, où les portions aménagées ne dépassent pas 2 kilomètres. Et en centre-ville encore, à Vienne par exemple, au sud de Lyon, où la CNR a pu être associée au réaménagement des berges le long du fleuve, les travaux ne dépassaient pas quelques centaines de mètres. Attention cependant, comme le souligne P. Meffre, à ne pas croire que l’aménagement de ces petites portions n’a pas d’impact, au contraire. En effet, cet aménagement a un impact positif et les portions renouvelées gagneraient à être plus grandes, au nom de la continuité écologique, ou des autres usages (logistique, transport touristique, etc.).
Typologie des situations et des schémas de gestion
Gestion des risques
Le rapport du Sénat sur la prospective de l’eau, paru en 2022, insiste sur le besoin d’une meilleure coordination pour la prévention des risques. Plus encore, il affirme qu’en cas de crue ou de sécheresse, les « ratés » de l’aménagement sont considérés comme des facteurs contribuant à l’aggravation des risques, tandis qu’in fine, « échapper au conflit d’usage est impossible » sur ce sujet. Les exemples suivants montrent plusieurs réponses où la gestion du risque de l’eau intègre aussi l’aménagement des villes et, justement, tente de réparer les « ratés de l’aménagement ».
En France, selon le ministère de la Transition Écologique et de la Cohésion des Territoires, 16 000 communes sont menacées par le risque de crues ou d’inondation, dont 300 agglomérations. Bon nombre de villes moyennes ou plus petites sont donc aussi concernées.
Dès lors, aménager le cours d’eau répond à d’autres priorités: contrôler le cours d’eau, faire du risque un aléa maîtrisable et prévisible. La gestion du cours d’eau à risque ne permet aucun usage sans une maîtrise totale de ce risque.
Les exemples d’aménagement ci-dessous montrent deux approches différentes de gestion du risque. La première est peut-être la plus simple : faire disparaître le cours d’eau par des aménagements d’endiguement et, ainsi, réduire très largement le risque et l’aménité naturels du cours d’eau par la même occasion.
Autre mode de gestion : renaturer, augmenter le lit du cours d’eau pour prévenir un débordement. C’est au contraire une ouverture du cours d’eau plutôt qu’un enfouissement, et qui vise à rendre le risque visible, afin de « vivre avec ».
Enfin, aménager le risque pour un cours d’eau c’est aussi s’adapter à la sécheresse. Plus souvent perçue en difficulté majeure pour les espaces naturels ou agricoles, la sécheresse impacte aussi largement les cours d’eau en ville. Menaçant les écosystèmes qui y sont implantés, c’est aussi un risque pour des activités touristiques ou industrielles dépendantes du cours d’eau. Dès lors, l’adaptation et la gestion des usages s’imposent.
Lattes et le risque de crue
Séverine Durand* montre comment « la possibilité de vivre avec l’inondation » a longtemps été la règle de l’aménagement urbain (jusqu’aux années 1960). Le cours d’eau façonne donc son environnement direct et certains usages à proximité sont évités (logement, infrastructures). Le conflit d’usage n’existe pas ou très peu. En prenant la ville de Lattes (au sud de Montpellier, 16 300 habitants) comme exemple, Séverine Durand montre que les riverains du fleuve Lez ont d’abord développé un modèle économique intégrant le risque de crue, très fort dans cette région. La pression foncière et l’étalement urbain ont ensuite réduit le nombre de parcelles agricoles, à proximité du fleuve, et ont permis le développement d’une ville désormais menacée par les épisodes cévenols et le fort risque de crue. Les notions de rive et d’urbanité ont été dissociées, la zone agricole devenant progressivement zone résidentielle.
La disparition progressive du cours d’eau urbain s’est déroulée en deux étapes. Fidèle aux tendances des années 1980 présentées plus haut, la ville s’est d’abord attachée à revaloriser le cours d’eau en y proposant des activité nautiques saisonnières, ou des chemins cyclables et piétonniers à proximité. Cependant, l’évolution démographique de la ville, la concurrence de nombreux usages nautiques et paysages naturels à proximité et le risque de crue ont eu raison de ces usages de loisirs : « peu à peu, le fleuve s’est emmuré derrière une digue ». Et les habitants de changer leur référent : autrefois mentionné comme « fleuve », le Lez est désormais désigné comme le « canal ».
La relation au cours d’eau s’est largement distancée : endigué sur la plupart de sa longueur, il est limité à quelques usages récréatifs. L’économie locale et les choix d’aménagement ne composent plus avec le cours d’eau. Au point même que le qualificatif de riverain a perdu son sens dans la commune, et celui de résident semble désormais acté. Dans un territoire soumis aux fortes chaleurs et à la hausse générale des températures, il est possible que la ville se tourne à nouveau vers l’eau.
Nancy et le risque de crue
Les inondations de mai 2012 ont rappelé aux habitants de l’agglomération de Nancy que la Meurthe peut, et ce depuis les grandes crues du XXe siècle, sortir de son lit. Pourtant, à rebours des travaux opérés à Lattes, la ville est engagée dans un chantier d’aménagement de ses cours d’eau pour « ouvrir la ville vers l’eau ». Sur les rives du canal, de la Marne au Rhin, se développent les « Jardins d’eau », programme de réhabilitation urbaine initié au tournant des années 2000. Là, bureaux, espaces de commerce et logements ont su profiter de l’image de l’eau domestiquée et annoncer, à bien des égards, l’avènement des écoquartiers. L’autre front d’eau est plus difficile à aménager : la Meurthe reste un fleuve sujet aux crues, le projet est davantage centré sur la renaturation, l’élargissement de l’emprise de la rivière afin de contenir d’éventuelles inondations. Reste que le risque comporte toujours une part d’imprévisible. « Réintégrer la rivière dans la fabrication de l’urbain n’est pas uniquement un enjeu lié aux grands cours d’eau mais bien une problématique de l’ensemble de l’hydrosystème urbain. Rendre visible le « paysage d’eau » dans la ville est plus qu’un affichage, c’est une nécessité si les populations doivent faire face aux enjeux des inondations et notamment comme dans le cas nancéien, des inondations par ruissellement et saturation du réseau souterrain. » (Chiffre, et alii, 2014.) C’est finalement rendre visible le risque et se l’approprier, donner aux riverains l’occasion de s’en rendre compte et l’intégrer aux pratiques urbaines.
* Du riverain au résident : évolutions des liens à l’eau et culture locale du risque, Nature Sciences Sociétés, Novembre 2017.
Le risque de sécheresse
En 2019, la sécheresse est classée 1er risque naturel en termes de coûts des dommages engendrés, évalués entre 600 et 870 M€ par la Caisse Centrale de Réassurance (CCR) 14. La progression des sécheresses impose d’adapter les consommations de l’eau, aussi bien que de nouvelles pratiques d’aménagement (tourisme, irrigation, pompage industriel). L’assèchement d’un fleuve ou d’une rivière urbaine peut avoir des conséquences directes sur la biodiversité et la température urbaine 15. Cela menace aussi les activités économiques de la ville dépendantes du cours d’eau : tourisme, transports, industrie.
Ainsi, l’été 2022, particulièrement sec, a mis à mal les nombreuses activités touristiques implantées le long de la Loire. Les Voies Navigables de France (VNF) ont décidé de fermer plusieurs axes à la navigation, tandis que le fleuve se traversait à pied par endroits, faute d’eau, et de nombreux saisonniers et transporteurs de personnes sur le fleuve ont dû cesser leurs activités le temps d’un été.
Cécile Avezard, directrice territoriale Rhône-Saone de VNF annonçait 16 , en 2022,
un très fort impact de la sécheresse sur l’activité de transport de personne sur les voies navigables : la circulation était quasiment fermée dans l’est de la France, impactant largement les activités touristiques des villes situées sur le canal de la Meuse, des Vosges ou de la Champagne. Ainsi, dans les Hautes-Alpes, les pertes de chiffres d’affaires des entreprises touristiques liées aux cours d’eau s’échelonnaient entre 30 % et 70 % 17.
La sécheresse révèle donc un système de dépendance et de pression sur la ressource. La gestion est d’autant plus importante que la sécheresse survient le plus souvent en été, période déjà intense pour les besoins en eau (agriculture, pic touristique).
Baignade en ville
L’histoire du développement de la baignade en ville suit, à peu de choses près, celle des villes et de leur cours d’eau, présentée plus haut. Jusqu’au début du XXe siècle, la baignade se développe le long de berges aménagées, le plus souvent aux entrées de ville. Rares sont les exemples de baignade en plein centre-ville dense.
Bien que les aménagements et infrastructures permettant d’accueillir du public fassent preuve d’une grande adaptation (bassins flottants, système de filtration de l’eau, parcs d’eau de plusieurs hectares). La région Île-de-France connaît un essor important, porté par de luxueux aménagements comme la plage de L’Isle-Adam, et ses bords de l’Oise, ou le long de la Marne (à Meaux, ou Noisiel par exemple). Les années 20 puis l’après-guerre marquent progressivement la fin de ces baignades et l’appétence confirmée pour les infrastructures de centre-ville en eau artificielle. Le fleuve est délaissé ou confié aux réflexions esthétiques.
Nos voisins européens se baignent-ils en ville ?
A Bâle ou à Berne, à Genève ou, parfois, à Berlin, les habitants peuvent se baigner dans le fleuve. La plupart du temps dans des zones réservées aux baigneurs, l’accès est ouvert en plein centre-ville. Ouverts depuis parfois 25 ans (à Berne), ces points de baignade assurent une bonne sécurité et une qualité de l’eau irréprochable. Ces lieux de baignade sont très prisés par les habitants et les villes et participent aussi du dynamisme touristique de ces villes. Comment expliquer alors que le phénomène est moins répandu en France ?
Si le confort des piscines modernes et autres centres aquatiques a pu avoir raison des baignades en eau naturelle en ville, la pollution des eaux et son impact sur la santé ont aussi accéléré cette déprise. Le sujet est abordé dès le XIXe siècle, où l’on craint les eaux boueuses après les fortes averses. Le XXe siècle et ses innovations de traitement des eaux se concentrent surtout sur les eaux domestiques et le réseau d’eau de centre-ville.
En France, la qualité de l’eau et sa sûreté pour la baignade se mesurent en deux points : l’état chimique et l’état écologique. L’état chimique signifie les substances surveillées dans l’eau et le respect des normes de qualité environnementale. L’adoption de seuils permet d’autoriser la baignade ou non. L’état écologique relève un écart entre le cours d’eau sans aucune activité humaine, valeur de référence, et le cours d’eau tel qu’il est mesuré. Un milieu trop fortement modifié n’est pas autorisé à la baignade, voire totalement fermé d’accès.
Les deux cartes ci-dessus révèlent l’état écologique et chimique des plus importants cours d’eau en France et révèlent une bonne situation générale, avec certains points d’alerte très localisés (Est / Ouest).
Ces cartes mettent en lumière un paradoxe : l’autorisation de la baignade en ville n’est pas uniquement dépendante de la qualité de l’eau. En effet, la plupart des cours d’eau en France montrent une bonne qualité chimique et écologique, et pourtant les points de baignades urbaines sont très rares.
L’explication vient aussi d’une considération sociale, culturelle : la baignade en cours d’eau urbain suscite moins d’envie auprès des urbains que l’accès à un cours d’eau rénové, renaturé et ouvert sur la ville. L’étude de Martin Seidl et Catherine Carré montre que le désir d’accès à l’eau se fait plus fort à mesure que la ville se densifie, logiquement, faute d’accès aux espaces naturels. Pourtant ce désir d’accès à l’eau ne signifie pas pour autant un désir de baignade. Reste que les villes moyennes ont peut-être de l’avance sur cette tendance : en offrant un cadre de vie plus ouvert à la nature, et un bâti moins dense qu’une métropole, elles peuvent développer plus facilement cette pratique. Cependant, pour les deux chercheurs, « il est difficile aujourd’hui de conclure à l’existence d’un désir de baignade ».
La baignade dans un cours d’eau en ville est peut-être l’usage le plus exclusif. Pour des raisons de sécurité (passage des bateaux, manque d’infrastructure) et de santé, liées à la qualité de l’eau, il est difficile de prévoir cet usage parmi d’autres.
Et parce qu’elle impose une qualité irréprochable de l’eau et une régulation stricte pour la sécurité, la baignade révèle des enjeux de gestion importants. En France, la baignade dans les grands fleuves est rarement autorisée, encore moins en ville.
Répondre au besoin de nature
La plupart des aménagements des cours d’eau urbains se concentre sur des portions urbaines de quelques centaines de mètres ou quelques kilomètres. Malgré tout, et peu importe le type d’aménagement du cours d’eau (renaturation, protection…), il est indispensable d’intégrer l’amont et l’aval du cours d’eau. C’est tout le but de la compétence GEMAPI, citée plus haut, pensée pour surmonter les principales difficultés de coordination entre territoires de l’eau et territoires des villes : un fleuve, une rivière, mais plusieurs villes. Il est de plus difficile de prévoir les conséquences d’un aménagement local sur la totalité du cours d’eau concerné, et c’est peut-être le fondement des conflits d’usages que génèrent les
aménagements. Dès lors, l’analyse globale du système hydrologique est indispensable
avant tout aménagement.
La renaturation des cours d’eau en ville est complexe et demande une excellente adéquation entre le cours d’eau, ses berges et les usages qui y sont faits : il s’agit en effet de renaturer à la fois les rives et le cours d’eau lui-même pour restaurer l’écosystème aquatique. Le guide de réhabilitation des petites rivières urbaines, publié par l’ASTEE 18 en 2020 19, montre cependant de nombreux succès.
Cette exigence vient questionner le rapport que la ville entretient avec la nature. En effet, il est difficile de mettre en place une gouvernance qui concilie, par l’aménagement, exigence écologique et enjeux urbains. Selon Eric Chanal, « les habitants urbains souhaitent de la nature en ville, mais une nature urbaine, pas une nature de cours d’eau ». La densité en ville définit le type d’aménagement prévu. En effet une zone urbaine dense ne pourra pas facilement accueillir un projet de renaturation de grande ampleur faute de foncier disponible. De fait, les projets de renaturation en centre-ville sont surtout concentrés sur des petits tronçons, de quelques centaines de mètres. Les projets de plus grande envergure, souvent plus complets, sont davantage localisés dans le périurbain. Il existe de nombreux exemples de projets de renaturation de cours d’eau et rives urbaines, qui concernent bien
souvent des petites portions d’espace. Le projet de la Bièvre est intéressant à double titre, par la longueur du projet de restauration, et la collaboration entre agglomérations qu’il impose, et sa proximité à Paris, où la pollution, la densité du bâti et la concurrence des usages atteignent des niveaux élevés.
Totalement disparue en Île-de-France depuis 1935, elle ne retrouve l’extérieur qu’en 2016, à L’Haÿ-les-Roses. Longue de 33 kilomètres, son bassin regroupe près de 780 000 habitants !
Elle serpente à présent à Arcueil, Gentilly, entre des zones résidentielles, des axes routiers ou des espaces verts. D’autres villes sont également censées rouvrir le lit de la rivière, d’ici 5 ans :
Sa restauration montre des choix contraignants pour le public, alors que la rivière est intégrée dans le tissu urbain :
- Il s’agit d’abord de limiter volontairement l’accès à certains espaces naturels et écologiques
- La continuité amont-aval est respectée et de nombreux acteurs concernés participent au projet. Ainsi, le projet d’ouverture de la Bièvre entre Arcueil et Gentilly est financé par le Département du Val-de-Marne, la Métropole du Grand Paris, l’Agence de l’Eau Seine Normandie et la Région Île-de-France. De même, si le département est l’actuel maître d’ouvrage, un partenariat intègre également les villes d’Arcueil et de Gentilly, l’Établissement public territorial du Grand-Orly Seine Bièvre et enfin le Syndicat mixte du bassin versant de la Bièvre.
- Une priorité accordée aux usages qui n’entrent pas en conflit avec la biodiversité et la naturalité de la rivière.
Aménager les voies navigables
Plusieurs villes moyennes disposent d’un important réseau de canaux et de voies navigables, traversant parfois le cœur de ville. Et si la navigation fluviale à des fins logistiques dépasse le cadre de cette note – elle fera l’objet d’une étude sur les dynamiques portuaires – bon nombre de villes moyennes se saisissent des canaux pour en faire une opportunité de développement touristique. Là encore, le terme « redécouverte » est à nuancer : les usages ne sont pas toujours récents sur ces canaux. Il semble cependant que la dynamique touristique se prolonge, et que certaines villes reposent leur dynamique désormais davantage sur cet atout. Ainsi, en Bourgogne-Franche-Comté, les villes le long de la Petite Saône et du canal du Rhône au Rhin développent largement cette activité. Selon Voies Navigables de France, cette activité touristique aurait rapporté plus de 11 millions d’euros en 2020, après un rebond du tourisme intérieur lié à la pandémie.
Ce renouveau touristique ne va pas sans révéler des conflits d’usages et un besoin important de coopération entre les usagers du canal et les autorités dont les territoires sont traversés par les canaux. Ainsi, VNF a mis en place, en 2022, une démarche partenariale nouvelle, après plusieurs années d’études sur le potentiel du canal et le rôle des territoires traversés. Dès lors, pas moins de 15 acteurs publics et locaux sont engagés dans cette démarche d’intensification des usages touristiques sur les canaux. Parmi eux, on retrouve la Préfecture du Doubs, l’État – Fonds national d’aménagement et de développement du territoire,
5 départements, la Région, 4 communautés de communes et la métropole du Grand Besançon 20 . Cette démarche n’est pas encore finalisée, et l’heure est à présent à la rédaction du contrat de canal, fixant les intérêts et usages touristiques des lieux. Cependant, elle témoigne déjà de la collaboration impérative entre acteurs de l’eau et villes concernés. Le succès de cette démarche réside aussi dans le jeu d’échelle variées qu’elle permet, aussi bien au niveau des métropoles, des régions, que des communautés de communes.
Les cours d’eau, source d’un renouveau démocratique ?
Plusieurs urbanistes et acteurs de l’aménagement du territoire ont imaginé, en 2021, un dispositif juridique unique, afin de défendre les intérêts de la Loire. Ce « Parlement de la Loire » reprend l’idée du Parlement des Choses, de Bruno Latour, pour donner une voix au fleuve lors de futurs aménagements qui pourraient l’affecter.
Une sorte de « fleuve-État », qui vise la reconnaissance des milieux naturels comme sujets de droit. Plusieurs signataires d’une tribune au Monde 21 rappelaient alors que l’expérience existe ailleurs, en Colombie ou en Nouvelle-Zélande, et que plusieurs fleuves français font l’objet de réflexions similaires (Rhône, Seine, Garonne).
Ces réflexions, qui dépassent le cadre des villes moyennes, mettent en évidence toute l’importance que l’eau a et prendra dans les années à venir. Les idées ne manquent pas pour la représenter et la traduire sous diverses formes. L’eau comme objet d’aménagement urbain, influant sur les stratégies foncières et économiques locales (espace portuaire, relance industrielle, rénovation de cœur de ville), comme facteur de risque à maîtriser impérativement, et comme ressource vitale pour les espaces urbains et leurs écosystèmes. Comme trait d’union entre les territoires, entre les populations et entre humains et non-humains ?
Remerciements
Nous tenons à remercier les acteurs rencontrés dans le cadre de cette note et qui ont activement participé à son élaboration. Parmi eux :
– Yves-Laurent Sapoval, Architecte et Urbaniste Général de l’Etat
– Sylvie Salles, Professeure à l’École nationale de paysage de Versailles
– Pascale Barres, Chargée de mission – Association Scientifique et Technique pour l’Eau et l’Environnement
– Eric Chanal, Directeur Général du Syndicat Mixte pour l’Aménagement Hydraulique des vallées du Croult et du Petit Rosne
– Cécile Avezard, Directrice territoriale Rhône-Saône, Voies Navigables de France
– Nathalie Boucher, Chercheur à l’Université de Laval
– Aline Girard, Animatrice du SAGE Croult Enghien Vieille Mer
– Robert Herrmann, Ancien président de l’Eurométropole de Strasbourg
– Pierre Meffre, Directeur Valorisation Porturaire, CNR
– François Philizot, Inspecteur général de l’Administration et Président du conseil d’orientation de l’observatoire des territoires
Notes
1. Deuxième édition du baromètre des Villes Moyennes, Octobre 2022, La Fabrique de la Cité et Kantar Public.
2. Catherine Carré, Bernard de Gouvello, Jose-Frédéric Deroubaix, Jean-Claude Deutsch, Jean Paul Haghe, « Les Petites Rivières Urbaines d’Île-de-France », 2011, AESN.
3. Pelletier Jean. Sur les relations de la ville et des cours d’eau / On relations between cities and rivers. In: Revue de géographie de Lyon, vol. 65, n°4, 1990. Villes et fleuves au Japon et en France. pp. 233-239.
4. Catégories tirées des travaux d’Aude Chasseriau et Jean-Pierre Peyon.
5. « Les configurations spatiales des personnes, des institutions, des flux d’eau, de la technologie hydraulique et de l’environnement biophysique qui tournent autour du contrôle de l’eau. », dans Hydrosocial territories: a political ecology perspective, par Rutgerd Boelens, 2016.
6.Il s’agit du SAGE concernant les cours d’eau entre le Val-d’Oise et la Seine-et-Marne. Plus d’informations ici : http://www.sage-cevm.fr
7. Rapport d’information fait au nom de la délégation sénatoriale à la prospective sur l’avenir de l’eau, Novembre 2022.
8. Fleuves et action urbaine : de l’objet à l’argument géographique : le Rhône et la Saône à Lyon, retour sur près de trente ans de « reconquête » des fronts d’eau urbains, 2007.
9. Annonce du groupe Thalès du 9 janvier 2023, disponible ici https://www.thalesgroup.com/fr/monde/securite/ press_release/thales-investit-programme-reindustrialisation-son-site-pont-audemer
10. Lucie Drieu, « A Pont-Audemer, une nouvelle étude lancée pour l’ancienne tannerie Costil », l’Eveil de Pont-Audemer, décembre 2020. https://actu.fr/normandie/pont-audemer_27467/a-pont-audemer-une-nouvelle-etude-lanceepour- l-ancienne-tannerie-costil_37856688.html
11. La Fabrique de la Cité : « Saint Dizier, révéler le potentiel des villes moyennes », disponible ici : https://www.lafabriquedelacite.com/publications/saint-dizier-reveler-villes-moyennes/
12. La réhabilitation des petites rivières urbaines : retours d’expériences sur des projets multi-bénéfices, 2020.
13. Le Moniteur, juillet 2022.
14. Les Catastrophes Naturelles en France, Chiffres-Clefs 2019, CCR.
15. À Lisbonne, le refroidissement mesuré au-dessus du Tage est de -6 à -7 °C aux moments les plus chauds et l’effet est ressenti jusqu’à plusieurs centaines de mètres de la rive. (Ademe, https://agirpourlatransition.ademe.fr/particuliers/vacances-loisirs/ete/canicule-19-solutions-apporter-fraicheur-ville#summaryAnchor_1)
16. Ouest France, entretien avec Cécile Avezard, août 2022. https://www.ouest-france.fr/meteo/secheresse/entretiencomment-la-secheresse-affecte-la-navigation-fluviale-en-france-a4e88df4-1195-11ed-9ce7-fca4b088d7b5
17. Les Echos, Sécheresse : la saison touristique perturbée, août 2022.
18. Association Scientifique et Technique pour l’Eau et l’Environnement
19. ASTEE, « Guide pour la réhabilitation des petites rivières urbaines », disponible ici : https://www.astee.org/publications/la-rehabilitation-des-petites-rivieres-urbaines-retours-dexperiences-sur-des-projets-multi-benefices/
20. VNF, « Canal du Rhône au Rhin – vallée du Doubs : une démarche partenariale pour construire un futur prometteur », disponible ici : https://www.vnf.fr/vnf/dossiers-actualitess/canal-du-rhone-au-rhin-vallee-du-doubs-une-demarche-partenariale-pour-imaginer-un-futur-prometteur/
20. « Et si un parlement de Loire veillait à une répartition des droits entre les intérêts humains et les intérêts autres qu’humains ? », Le Monde, Septembre 2021.
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La Fabrique de la Cité est le think tank des transitions urbaines, fondé en 2010 à l’initiative du groupe VINCI, son mécène. Les acteurs de la cité, français et internationaux, y travaillent ensemble à l’élaboration de nouvelles manières de construire et reconstruire les villes.