« L’incertitude de certains sinistres tend à devenir une quasi-certitude » Joël Privot
Joël Privot, architecte-urbaniste et environnementaliste belge, enseignant à l’Université de Liège, a participé au Schéma stratégique de reconstruction et d’aménagement résilient du bassin versant de la Vallée de Vesdre à la suite des inondations de juillet 2021.
Il est également l’un des intervenants du festival Building Beyond 2024, porté sur le thème de l’adaptation face au défi climatique. En attendant son intervention lors de la table ronde du 23 avril « Après l’inondation: quelles solidarités pour reconstruire ? », découvrez au cours de cet entretien sa vision concernant l’aménagement de zones inondables et la culture du risque.
La Fabrique de la Cité : Vous animez une réflexion sur le « bassin versant solidaire » de la Vallée de la Vesdre. Expliquez-nous.
Joël Privot : Après la finalisation de notre étude en juin 2023, nous avons constaté que les administrations régionales et le Gouvernement ne s’investissaient pas pour prendre en charge le pilotage de la mise en œuvre du Schéma Stratégique. Il y a une vraie difficulté institutionnelle à mettre en place un processus transversal inter-administrations et interministérielle pour porter ce projet.
Dès lors, pour éviter que les études ne restent sur une étagère, nous avons pris l’initiative d’instaurer un « Laboratoire Vesdre » pour accompagner les communes, les administrations et les habitants dans l’appropriation et la concrétisation des propositions émises. Cela vise aussi à maintenir l’attention des pouvoirs publics sur la nécessité d’une telle structure opérationnelle pour accompagner l’adaptation du bassin versant aux enjeux climatiques : adaptation du bâti et du non-bâti, culture du risque, vision globale et coordination entre les plateaux et fonds de vallée, entre les actions amont et aval, etc.
La Fabrique de la Cité : Certains territoires deviennent « inassurables » après une succession d’événements climatiques, que pensez-vous de l’évolution actuelle du rôle des assureurs en matière de protection contre le risque inondation ?
Joël Privot : Jusqu’à présent, le modèle des assurances se basait sur la solidarité entre assurés et une approche des risques basée sur des évènements antérieurs. Or, les changements climatiques bousculent cette approche car l’incertitude de certains sinistres tend à devenir une quasi-certitude. Les réassureurs internationaux (les assureurs des assurances) visent à imposer une analyse de l’exposition aux risques pour les assurés afin d’adapter les primes. On va quitter ainsi le modèle solidaire de la répartition du risque vers un profilage spécifique. L’université KUL en Belgique analyse la mise en place d’un indice composite de risque en ce sens.
Dans le bassin versant de la Vesdre, les climatologues de l’Université de Liège ont effectué des modélisations du climat local à l’horizon 2050 : il devrait s’assécher et entraîner des pluies plus rares mais plus intenses, du même type que celles de 2021. Or, une grande partie du bâti sur place date de la première moitié du XXe, voire du siècle précédent : après les inondations, pour les maisons endommagées, on a constaté que l’action immédiate engagée par les sinistrés et les assureurs, consistait à rétablir et reconstruire au plus vite à l’identique et donc à se remettre dans une même posture d’exposition aux aléas.
L’urgence dans laquelle ils étaient plongés ne leur a pas permis de réfléchir à une reconstruction différente, plus adaptée et plus résiliente. Il faudrait pouvoir temporiser la reconstruction pour réfléchir aux modifications structurelles à apporter. Ne pas être dans le tout ou rien. L’assurance devrait participer à la qualité de cette approche, qui est aussi à son avantage.
La Fabrique de la Cité : À vous écouter, les assurances jouent un véritable rôle dans l’aménagement du territoire ?
Joël Privot : Les banques et les assurances sont devenues des acteurs de l’aménagement du territoire à part entière puisqu’elles influent sur la période qui suit la délivrance du permis de construire. Si des permis peuvent encore être accordés ici et là en Wallonie en dépit des cartographies des aléas, les banquiers et les assureurs, eux sont attentifs aux aménagements requis.
Prenons l’exemple de l’Allemagne où, en 2016, après de grandes inondations en Bavière, un fonds des calamités spécifique au Land – intervenant sur ce que les assurances ne couvrent pas pour les victimes de catastrophes naturelles – a été utilisé. A présent, depuis 2019 et sous recommandation du Conseil des ministres bavarois, la Bavière n’octroie plus cette aide financière aux ménages n’ayant pas souscrit d’assurance habitation[1]. Cependant, le basculement du risque vers la certitude ne semble pas encore compris partout.
La Fabrique de la Cité : Finalement, assureurs et banquiers sont les meilleurs alliés dans le déploiement d’une culture du risque ? Où en est-on sur ce point en Belgique ?
Joël Privot : Nombre d’études d’adaptation des territoires et du bâti à ce sujet auraient dû être faites il y a 20 ans. Antérieurement, malgré des études scientifiques, nous n’étions pas pris au sérieux lorsque nous disions que Liège pouvait être noyée : elle a failli l’être en 2021. Cela s’est joué à quelques heures. En Belgique, cela fait des décennies que l’Etat désinvestit ce sujet, ainsi que les moyens alloués aux services de la Sécurité Civile et de l’armée et réduit les moyens locaux. Les pouvoirs locaux sont démunis face aux catastrophes et les inondations de 2021 ont révélé cette faillite des institutions belges.
Certains réagissent cependant : ensemble, nous avons échangé avec la ville de Saint-Omer sur ces sujets de prévention et de reconstruction, ainsi qu’avec nos voisins allemands de la vallée de l’Ahr, où une inondation a coûté la vie à 135 habitants en 2021. Mais la Belgique, ce sont trois entités fédérales qui ne collaborent pas systématiquement…
Nous visons à organiser un colloque européen pour établir un corpus d’études sur le sujet, pour standardiser les légendes sur carte, les zones à déconstruire, les périmètres de préemption. Nous sommes à un moment charnière, car les risques climatiques vont s’intensifier dans les prochaines décennies. Nous avons besoin d’une cohésion européenne en matière de gestion des risques.
La Fabrique de la Cité : Aux côtés des pouvoirs publics, on évoque désormais le rôle important joué par les acteurs associatifs et réseaux d’entraide dans la prévention et la gestion des inondations. Est-ce le cas en Belgique ?
Joël Privot : Lors de catastrophes, les secours ne réalisent en moyenne que 10 à 16 % des sauvetages, à cause du manque d’accessibilité ou de moyens. Tout le reste est effectué par les familles, les voisins, qui savent mieux que la police et les secours où habitent les personnes âgées, handicapées, etc. En revanche, s’il est possible de compter sur la société civile, il s’agit de savoir comment l’organiser. A Bruxelles, un projet de « réserve citoyenne » munit les citoyens de moyens et d’informations pour agir rapidement et aider en cas de crise.
En outre, le poids des solidarités locales et l’importance du rôle citoyen dans la gestion du risque sont également flagrants dans la gestion de « l’après ». À Verviers, l’un des quartiers sinistrés, défavorisé et peu doté en aides publiques, avait un réseau de solidarités dense, qui a permis une bonne gestion post-traumatique collective. À l’inverse, un autre quartier dépourvu de ce type de solidarités… ne s’en est toujours pas relevé.
La Fabrique de la Cité : Est-on bien préparé au risque en Belgique ou en Allemagne ?
Joël Privot : En Wallonie, il n’y a pas de culture du risque, on manque encore de connaissances en la matière. Alors qu’en France, on constate une meilleure préparation notamment pour les épisodes cévenols. Et en matière d’inondations, les témoins des crues, scellés dans les murs et les ponts, sont là pour rappeler dans les fonds de vallée, la possibilité de survenue d’épisodes de pluies intenses. Et les habitants ont des couvertures et des kits de survie en cas d’inondation et savent où se rassembler.
En Belgique, certains maires ignorent complètement les cartes d’aléas d’inondation et continuent d’accorder des permis de construire en zone inondable. Certains croient encore qu’un risque de crue bi-centennale signifie qu’après une crue, une nouvelle ne se produira que dans 200 ans, alors que cela veut dire que chaque année, la zone a une chance sur 200 d’être inondée. Monteriez-vous dans un avion qui a une chance sur 200 de s’écraser ?
Les voisins allemands sont connus pour savoir développer des logistiques efficaces et être très prudents. Après juillet 2021, l’Etat a dégagé 25 milliards d’euros pour reconstruire après les inondations. Cependant, il manque actuellement de personnel dans les administrations communales pour monter les projets et gérer leur utilisation ! Cette aide financière n’est pas encore investie entièrement.
La Fabrique de la Cité : Le risque climatique n’est-il pas vite oublié ? Le désir d’aménager est-il toujours le plus fort ?
Joël Privot : En Belgique, c’est lié à la culture de la propriété et l’ensemble du territoire est recouvert par un zonage fonctionnel octroyant le droit d’urbaniser ou non les terrains. Ainsi, assurer le droit de disposer d’un terrain dont on a la propriété est vu comme relevant de la protection des libertés individuelles. Il est dès lors difficile de s’opposer au droit individuel de construire au profit de l’intérêt collectif à le limiter ou l’encadrer. La gestion des inondations et plus généralement de l’artificialisation des sols pose clairement ce dilemme culturel de jouissance du foncier, entre intérêt privé et intérêt collectif.
Les communes détiennent une certaine autonomie en matière de délivrance de permis, mais au niveau régional, elles restent soumises à l’intervention d’un fonctionnaire délégué de l’Etat, qui vise à assurer une vision transversale. Il faudrait renforcer son poids dans la délivrance (ou non délivrance !) de permis de construire en zones inondables.
[1] Souscrire à une assurance habitation n’est pas obligatoire en Allemagne.
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La Fabrique de la Cité
La Fabrique de la Cité est le think tank des transitions urbaines, fondé en 2010 à l’initiative du groupe VINCI, son mécène. Les acteurs de la cité, français et internationaux, y travaillent ensemble à l’élaboration de nouvelles manières de construire et reconstruire les villes.