Point de vue d'expert

Développement portuaire et croissance urbaine : deux mouvements contraires ?

Du 15 au 17 novembre 2023, La Fabrique de la Cité organisait une expédition urbaine à Lisbonne. L’occasion de questionner la place du fleuve Tage dans la ville, ses aménagements et son inscription dans le développement urbain à venir, ainsi que le rôle du port de Lisbonne dans ce développement et la transition écologique de la ville.  

Une réflexion à laquelle ont été conviés Tiago Fernandes, Responsable de la logistique du Port de Lisbonne, Ruben Eiras, Secrétaire général de Forum Oceano et Laurent Perrin, architecte-urbaniste senior à l’Institut Paris Région, lors d’un débat avec le public. Comment, au-delà même du seul cas lisboète, concilier développement portuaire et croissance urbaine ? Quelle place pour la dimension écologique ? Comment faire jouer les coopérations entre acteurs des écosystèmes ?  

 

Comment évoluent les relations entre les villes et leur fleuve ? Y a-t-il des marqueurs identiques d’un pays à l’autre, voire d’un continent à l’autre ? Quelle est ici la spécificité de Lisbonne ?  

 

Laurent Perrin, architecte-urbaniste senior à l’Institut Paris RégionPendant plusieurs siècles les villes ont développé des liens très utilitaires avec leur fleuve, qu’elles ont en quelque sorte domestiqué. On peut penser au Rhin en Alsace, où la sur-artificialisation par la construction de canaux n’a plus laissé place au moindre tronçon de berge naturel. On peut aussi penser à Los Angeles, dont la rivière est totalement bétonnisée. Cette vision utilitariste s’est également traduite par le déversement d’eaux polluées dans les eaux, comme ce fut le cas à Detroit.  

Depuis quelques décennies on assiste à un renversement de la tendance, à une renaissance écologique et paysagère des rivières urbaines. Aujourd’hui, les villes dépensent beaucoup d’argent pour les réaménager avec soin, les nettoyer, les réensauvager ou donner plus d’espace à la promenade. C’est une tendance forte dans la région parisienne depuis les années quatre-vingt. C’est également le cas pour le Rhin supérieur. À de nombreux endroits en fait, on observe ce mouvement de renaturation et de réhabilitation des espaces à des fins de réappropriation par les usages récréatifs. Même en Chine. On aurait tendance à penser que les fleuves chinois, qui ont été de vraies décharges, restent très pollués. Or, nombre d’espaces fluviaux sont aujourd’hui transformés en parcs naturels.  

 

Ruben Eiras, Secrétaire général de Forum Oceano – Lisbonne a toujours eu une relation très profonde avec le fleuve. Dans la dernière moitié du XXème siècle, les connexions entre le port et à la ville se sont transformées. Alors que les activités portuaires se développaient au sein de la ville, la population n’avait plus accès au fleuve et ne l’a pas accepté. Puis, la montée en puissance des enjeux du développement durable nous a fait comprendre qu’il fallait juguler les émissions de CO2 et les impacts des activités industrielles.  

Mais comment agir pour changer la vision que les citoyens ont du port ? Comment répondre à des besoins économiques de productivité et de rentabilité tout en limitant l’impact des activités sur l’environnement ?

A Lisbonne, nous avons choisi nous de concentrer sur l’économie bleue. Il était important pour cela d’engager la mutation financière qui permettrait de faire de la numérisation et de la décarbonation les leviers de la transformation.   

Reste que les questions soulevées par le basculement dans la croissance bleue sont nombreuses : comment centraliser l’information en temps réel ? Quels effets sur les charges de travail ? Quel sera l’impact des nouveaux processus ? Ce qui est certain, c’est qu’il faut mieux communiquer autour des enjeux liés à l’économie bleue, aux technologies et à la numérisation. D’autant qu’on y investit beaucoup d’argent. 

 

 

La relation entre le port et le fleuve de Lisbonne d’un côté, la ville et les citoyens de l’autre, est-elle aujourd’hui sous-tendue par une lecture économique des activités et des infrastructures ? 

 

Tiago Fernandes, Responsable de la logistique du Port de Lisbonne – Le port de Lisbonne est un écosystème absolument unique. C’est tout d’abord une infrastructure multifonctionnelle, qui compte quatorze terminaux cargo prêts à traiter différents types de marchandises (vrac, solide, liquide), à quoi s’ajoutent deux terminaux de croisière ainsi que neuf terminaux passagers assurant le transport entre les deux rives. Le Port dispose en outre de cinq quais récréatifs, de trois chantiers pour les navires et d’une base militaire. Cela représente un espace immense, étendu sur onze communes et 204 km de front de mer.  

Un port, ce sont des activités industrielles, des navires, des containers, des trains et des véhicules. L’économie est la priorité première du port de Lisbonne qui, avec 1,7 milliard d’euros de valeur, pèse lourd dans le développement du pays. La vocation du port est de permettre aux entreprises portugaises d’exporter et d’importer leurs marchandises de manière fluide et harmonieuse. Cela passe par l’amélioration de l’accès aux routes, aux voies ferroviaires, au front de mer. Nous avons des projets pour le développement des barges. Ces différents axes stratégiques reposent sur de l’innovation, avec un accent porté sur l’environnement et la baisse des émissions.  

 

Ruben Eiras – Forum Oceano, l’organisation à but non lucratif que je représente, a pour mission de renforcer l’économie de la mer au Portugal, en promouvant l’innovation, l’esprit d’entreprise et la coopération et en soutenant le développement durable du secteur maritime conformément à la taxonomie de l’UE, afin d’obtenir des modèles commerciaux rentables ayant un impact positif sur le changement climatique. Le Forum compte environ 140 membres issus de différents secteurs (entreprises, associations, institutions). L’une de nos autres missions est de faire rayonner le réseau Hub Azul et de gérer le Hub Azul Dealroom, la plateforme numérique de mise en relation des entrepreneurs et investisseurs bleus au service des sept centres d’innovation du programme. Cette plateforme référence aujourd’hui plus de 1 200 startups et entreprises et plus de 1 200 investisseurs. 

Le grand acteur de ce projet de croissance bleue, c’est le port. Il cristallise l’ouverture de la capitale vers l’océan et il abrite les hubs d’innovation créés sur le front de mer. Il est important de le rappeler car ce sont des changements majeurs qui sont en train de de s’opérer, sur le plan industriel, sur celui des infrastructures, au niveau des activités portuaires et maritimes, et dans la relation même des acteurs de la communauté. 

 

 

La performance économique de la blue tech n’est-elle pas un prérequis absolu à la réussite et à l’acceptation de ces changements ?  

 

Ruben Eiras – Si nous regardons la parenthèse de la Troïka, durant laquelle La Commission européenne, la Banque centrale européenne (BCE) et le Fonds monétaire international (FMI) ont géré les affaires du Portugal pour éviter la faillite, nous constatons que le pays a pu fait preuve de résilience en empruntant de nouvelles voies. À l’époque, le Financial Times a montré que 30% des nouveaux investissements étaient fléchés vers le numérique. Les fonds n’agissent pas par charité, mais bien dans un objectif de performance financière, en prenant des risques calculés et en évaluant précisément les profits qu’ils pourront tirer de leurs placements. Nous avons surmonté la crise, nous avons donc été performants. Le rapport de Forum Oceano a placé le pays en 6ème place des pays où investir. La blue high tech va devenir un domaine de plus en plus recherché par les investisseurs. Les ports ont donc un rôle majeur à jouer. Forum Oceano entend mobiliser tous les efforts pour promouvoir l’innovation et le port de Lisbonne occupe dans cette stratégie une place centrale. 

 

Pour accélérer la réconciliation entre port et la ville, quelles méthodologies, quels instruments, quels leviers et quels partenaires actionner ? Et quelle place peut y trouver la dimension écologique ? 

 

Laurent Perrin – La société tout entière aspire à une relation pacifiée entre le fleuve et la ville, et il est important d’engager des démarches dans ce sens. Comment réconcilier les dimensions utilitaire et récréative des fleuves ? Comment maintenir leurs fonctions logistiques tout en assurant un accès pour les usages citoyens ? En tant qu’agence de planification de la région Ile-de-France, l’institut Paris Région est notamment responsables du Schéma directeur de la Région Île-de-France. L’entité a été créée dans les années soixante – et a changé depuis plusieurs fois de nom-, ce qui en fait la plus ancienne agence d’aménagement urbain en France. Cette ancienneté n’empêche pas ses 240 experts en aménagement urbain, en transports, en réseaux, de rester très à jour sur les tendances les innovations à l’œuvre.  

Nous sommes partenaires de plusieurs réseaux internationaux comme Métropolis, l’association mondiale des grandes métropoles, ce qui nous vaut de travailler de manière contractuelle avec Hô Chi Minh Ville.  

Pour ce qui est plus précisément des fleuves, sujet qui nous intéresse ici, nous réalisons un certain nombre d’études, en collaboration avec d’autres agences responsables du bassin versant de la Seine. Ce, au travers notamment du contrat de plan interrégional, l’instrument français qui permet aux régions et à l’État de mener des études conjointes.

Un exemple : nous réalisons des modélisations en 3D sur un tronçon fluvial stratégique de 77 km entre Paris et Le Havre, afin d’étudier et de montrer les effets potentiels d’une inondation de la Seine à l’horizon de 100 ans.

Nous avons tous en tête la crue de 1910, nous savons qu’une inondation d’une ampleur similaire est très possible et qu’il faut se préparer à un tel scénario. L’institut Paris Région produit en outre des travaux de comparaison avec d’autres métropoles fluviales et vallées urbaines de l’Union européenne telles que Duisbourg/Emscher, Hambourg/Elbe, Randstad-Hollland et Bâle-Strasbourg/Rhin supérieur. 

 

Tiago Fernandes Il faut changer la perception de la communauté portuaire, de la ville et du grand public. Nous y travaillons, au travers de la croissance bleue. L’une des pierres angulaires de cette stratégie est le Campus Océan, qui sera un nouvel espace de 64 hectares au niveau du port, une nouvelle ville dédiée à ce concept d’économie bleue, qui sera construite au niveau du port et qui doit créer 540 nouveaux emplois. Porté par un investissement de 300 millions d’euros, le Campus abritera un centre de recherche, de développement et d’innovation, des institutions publiques, des universités, des startup.

Les activités récréatives seront également favorisées au travers d’espaces adaptés, de type marinas. Un autre axe de notre croissance bleue concerne la transition énergétique, pour laquelle nous investissons 30 millions d’euros avec une feuille de route en deux phases : un premier objectif de réduction de 20% des émissions de CO2 d’ici à 2024 et un second visant la neutralité carbone en 2035. Cette stratégie passera notamment par l’optimisation des sources d’énergie renouvelables au niveau du port et de ses activités.  

 

 

Quelles énergies comptez-vous privilégier ? 

 

Ruben Eiras – Si l’on veut tenir le calendrier énergétique et réduire drastiquement les émissions carbone, il faut miser sur l’ingéniosité collective et pousser tous les champs des énergies alternatives. Nous réfléchissons attentivement à la question des éoliennes et des turbines off shore. Une vente aux enchères de 10 GW pour l’éolien offshore flottant a été lancée cette année. Nous étudions aussi l’exploitation des courants de la marée motrice. Dans notre viseur, également :  le développement de nouvelles activités dans le domaine maritime, avec des navires fonctionnant aux énergies renouvelables.  

 

Tiago Fernandes – Nous misons aussi sur le report vers le transport par barges d’une partie des containers aujourd’hui expédiés par la route. Tout cela avec un objectif zéro déchet. Je précise en outre que 57% de notre espace est occupé aujourd’hui par les activités agricoles et à la protection de l’environnement. Les activités portuaires ne représentent que 7 % du front de mer et les opérations industrielles 11%. Le reste est dédié aux infrastructures militaires (14%) et aux usages citoyens (11%).  

 

 

L’aménagement des infrastructures dédiées aux usages recréatifs et citoyens joue-t-il un rôle important dans la transformation du rapport fleuve – ville ? 

 

Laurent Perrin – Prenons le cas de Strasbourg, qui, avec sa population au niveau de l’agglomération comparable à celle de Lisbonne (environ 500 000 habitants), est à cet égard intéressant. Historiquement, le premier port de Strasbourg a été construit en plein centre-ville. Puis, progressivement, il s’est éloigné du centre pour se développer le long du Rhin. C’est aujourd’hui le deuxième port fluvial de France avec un trafic de 7 millions de tonnes par an et 394 000 containers. Le cœur de Strasbourg, avec ses canaux, accueille de nombreux touristes. Un quart des activités du port autonome est lié au tourisme fluvial. La Communauté urbaine et le Port Autonome de Strasbourg en partenariat avec la ville, développent un nouveau quartier et des zones d’aménagement sur 75 hectares, dont un tiers dédié aux espaces verts, en se focalisant sur la jonction Strasbourg-Kehl. On voit ainsi que le Rhin, qui historiquement avait fonction de frontière, avec des relations très agressives de part et d’autre du fleuve, devient le théâtre d’un grand projet vert et bleu transnational. Cet exemple constitue un exemple de bonne pratique et de bonne gouvernance, et montre que la coopération permet la transformation du rapport fleuve – ville.  

 

 

Exergues  

Tiago Fernandes : «Le port de Lisbonne est un espace immense, étendu sur onze communes et 204 km de front de mer.»  

 

Ruben Eiras : «Il faut miser sur l’ingéniosité collective et pousser tous les champs des énergies alternatives.» 

 

Laurent Perrin : «Depuis quelques décennies on assiste à une renaissance écologique et paysagère des rivières urbaines.» 

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La Fabrique de la Cité

La Fabrique de la Cité est le think tank des transitions urbaines, fondé en 2010 à l’initiative du groupe VINCI, son mécène. Les acteurs de la cité, français et internationaux, y travaillent ensemble à l’élaboration de nouvelles manières de construire et reconstruire les villes.

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