Un front d’eau, des attentes multiples : quels arbitrages ?
Du 15 au 17 novembre 2023, La Fabrique de la Cité organisait une expédition urbaine à Lisbonne. L’occasion de questionner la place du fleuve Tage dans la ville, ses aménagements et son inscription dans le développement urbain à venir, ainsi que le rôle du port de Lisbonne dans ce développement et la transition écologique de la ville.
Une réflexion à laquelle ont été conviés Gonçalo Faria, directeur de programme du réseau Hub Azul, Tommaso Spanevello, responsable des Affaires européennes d’HAROPA Port et Sylvain Dournel, ingénieur de recherche à l’Université d’Orléans, aménageur et géohistorien, lors d’un débat avec le public. Comment assurer la compatibilité du développement des activités portuaires avec les attentes, besoins et contraintes de l’ensemble des acteurs en jeu ? Entre nécessité économique, enjeux écologiques et accès aux usages citoyens, quels arbitrages privilégier ? En quoi croissance bleue et innovation peuvent-elles constituer des réponses à ces questions ?
Un programme comme Hub Azul à Lisbonne et un établissement comme HAROPA Port entre Le Havre et Paris sont-ils, au-delà de leurs différences, emblématiques d’une nouvelle approche, peut-être d’une nouvelle vision portuaires ?
Gonçalo Faria, directeur de programme du réseau Hub Azul – Hub Azul est l’un des premiers programmes de Forum Oceano. Son objectif est de développer l’attractivité du Portugal, de créer des emplois dans le domaine de l’économie bleue, d’attirer des startup étrangères ainsi que des projets de recherche universitaire, de proposer un cadre d’expérimentation pour les technologies appliquées. Notre ambition est d’inciter les entreprises, les organismes publics, les associations, les universités, les prestataires de service et les investisseurs du monde entier à ouvrir des bureaux au Portugal et à s’appuyer sur nos structures et nos systèmes. Le réseau Hub Azul s’articule autour de sept hubs, c’est-à-dire des centres d’innovation ouverts dédiés à l’économie bleue, implantés dans plusieurs ports du front d’eau : Lisbonne, Leixoes, Aveiro, Peniche et Oeiras. Il comprend aussi un Centre de recherche sur l’océan et le climat, situé à l’Instituto Português do Mar e da Atmosfera (IPMA), une école, cogérée par le Collège nautique Infante D. Henrique (ENIDH) et le Centre de formation professionnelle de la pêche et de la mer (FOR-MAR). Il s’agit donc d’un projet de grande ampleur au service de l’innovation bleue, dans lequel le Plan de relance et de résilience (PRR) investit 87 millions d’euros.
Sylvain Dournel, ingénieur de recherche à l’Université d’Orléans – De nombreux sites portuaires et fluviaux s’inscrivent davantage dans une configuration de surface que de linéarité, avec par exemple des entrelacs de canaux. Ce qui est frappant à Lisbonne, c’est le rapport de linéarité entre le Tage et la ville, et l’immensité de ce cours d’eau. On est vraiment dans une configuration de front d’eau, où l’on peut à peine voir la rive opposée.
Tommaso Spanevello, responsable des Affaires européennes d’HAROPA Port – HAROPA Port est l’établissement public rassemblant les ports du Havre, de Rouen et de Paris, soit deux ports maritimes (Le Havre et Rouen) et un port fluvial (Paris). Nous sommes le quatrième port Nord-européen et le premier port français pour le commerce extérieur. L’un de nos atouts majeurs est l’espace, généralement si rare dans les infrastructures portuaires : le port s’étend en effet sur un territoire exceptionnellement large de 16 000 hectares.
Nous n’avons certes pas inventé le clustering portuaire. D’autres infrastructures de fusion existent, comme North Sea Port entre la Belgique et les Pays-Bas, ou encore Port of Antwerp-Bruges entre Anvers et Zeebruges. Mais la spécificité d’HAROPA Port, c’est celle d’un port unique sur un axe fluvial de 450 km de voies navigables le long de la Seine. Cette logique d’axe présente de nombreux atouts. Elle permet de déployer des solutions et des dispositifs depuis les façades maritimes du Havre et de Rouen jusqu’au cœur de Paris et de la Seine amont, d’éviter la congestion urbaine et réduire l’empreinte environnementale par la logistique du dernier kilomètre. Elle vise à favoriser le développement de plateformes logistiques à l’ouest de l’Île de France pour des trajets plus courts, plus vertueux et moins coûteux que par les autres ports du Range Nord. Grâce à cet axe, nous pouvons également identifier les besoins de connexion des zones de fret (voies fluviales et ferroviaires, réseau de plateformes embranchées, services utiles aux transporteurs, etc.) et faciliter la distribution urbaine grâce aux plateformes multimodales d’Île-de-France.
L’innovation est au cœur de la mission d’Hub Azul. Comment est né ce projet ? pourquoi avoir misé sur le couplage économie bleue – innovation et comment l’articuler avec les impératifs environnementaux ?
Gonçalo Faria – Tout a commencé en 2018. Je travaillais alors comme consultant pour le ministère de la Mer sur des programmes pilotes d’innovation liés aux ports et à la navigation maritime. Nous avons à l’époque débuté avec 18 startup du monde entier, autour de projets très variés : méthode de suivi par laser des navires, cartographie de bouées de rivière automatisées, gestion de données en temps réel dans l’accostage des bateaux à quai, etc. Tous ces travaux ont intéressé la Commission européenne, qui a souhaité initier une démarche fédérant des partenaires sur l’Arc Atlantique.
Nous avons alors rallié à ce programme quarante startup de divers pays, dont la moitié se sont vu confier des projets pilotes dans les ports du réseau. Nous avons ainsi fait de ces ports des espaces d’innovation. L’idée étant de multiplier les axes de recherche et les technologies. Les différents hubs ont de fait développé des expertises diverses : biotechnologies, production d’aliments, aquaculture, numérisation, robotique, technologies flottantes… Tous ces domaines de recherche bénéficient d’installations et équipements spécifiques. Dans la partie Nord du Littoral, par exemple, des bassins de 30 mètres de profondeur permettent de tester les technologies off shore.
Aujourd’hui, la décarbonation des ports et de l’industrie maritime est un sujet central. Les ports ne sont pas uniquement des infrastructures essentielles pour l’économie, ils ont un rôle important dans la vie des écosystèmes naturels et environnementaux. C’est pourquoi nous souhaitons contribuer à une économie bleue plus compétitive, plus cohérente, plus inclusive et aussi plus durable. C’est ce que nous résumons par la “stratégie DDC” : digitalisation, décarbonation, circularité.
Justement, quelle est aujourd’hui le niveau de prise en compte des enjeux écologiques dans la stratégie des ports fluviaux ?
Tommaso Spanevello – HAROPA Port est pour sa part engagé depuis 2017 avec la Ville de Paris dans la Charte d’amélioration des ports (CAP ou Port Improvement Charter), qui vise à promouvoir une amélioration continue du fonctionnement des activités portuaires et industrielles franciliennes en cohérence avec la préservation de l’environnement, la maîtrise des impacts sociétaux et environnementaux et le dialogue avec l’ensemble des parties prenantes. La question de la biodiversité, tout particulièrement, est importante. Un tiers des 16 000 hectares d’HAROPA Port est constitué de zones naturelles protégées. Nous avons à notre actif plusieurs projets de restauration de la nature. En 2021, le site de l’ancienne usine Millennium Inorganic Chemicals (MIC), situé au cœur de l’estuaire au Hode près du Havre, a été réhabilité en zone humide sur plus de 13 hectares. Des travaux ont été réalisés pour déconstruire le camp de base, les infrastructures, ainsi que pour l’enlèvement des remblais. Un plan d’eau composé d’un îlot central a été créé pour favoriser la présence d’espèces d’oiseaux. Des habitats artificiels immergés ont été expérimentés pour permettre une « nurserie artificielle » de poissons et de crustacés. En partenariat avec l’agence de l’eau Seine-Normandie, HAROPA Port a également mis en place un ponton flottant et des habitats artificiels marins dans le bassin portuaire de la Citadelle.
Sylvain Dournel. Les grands ports maritimes du Havre et de Rouen ont des capitaux fonciers énormes, qui induisent forcément une forte compensation écologique. Mais nous avons pu étudier de nombreuses autres stratégies de renaturation dans le développement des projets portuaires et fluviaux. Le cas des Pays-Bas, par exemple, est intéressant. Souhaitant prendre en compte la gestion des risques, le pays a engagé une stratégie de redéveloppement d’espaces autour de ses fleuves. Des démarches de dépoldérisation, c’est-à-dire de réouverture des polders aux intrusions marines à des fins de renaturation ou de restauration écologique, sont menées autour de plusieurs ensembles urbains, en application d’une directive territoriale d’aménagement. Le pays va élargir les cours d’eau, reconstituer des espaces de rétention en cas de crues. A certains endroits, on abandonne une agriculture céréalière pas vraiment appropriée pour réinvestir dans d’autres modes d’exploitation agricole, avec de l’élevage ovin ou bovin. Des initiatives intéressantes qui sont à peine émergentes en France et dans les pays du Sud.
Au-delà de cette dimension écologique, le port peut-il être envisagé comme un vecteur d’expression des attentes citoyennes et un moteur dans la réalisation de projets d’innovation urbaine ?
Tommaso Spanevello – Il y a encore dix ans, les villes avaient tendance à cacher les ports, qui étaient considérés par les municipalités comme des maux nécessaires. Aujourd’hui on assiste à un revirement complet. Lisbonne en est un exemple. Rouen en est un autre, qui a entrepris de rapprocher les deux rives du fleuve.
Gonçalo Faria – Si on regarde l’Histoire, Lisbonne a longtemps eu une relation toujours très forte avec son fleuve et son front de mer. Le Tage était une source d’inspiration très importante pour la ville. Puis, à partir du début du XXème siècle jusqu’aux années quatre-vingt, sans doute parce que les autorités portuaires ont porté l’accent sur l’économie, le lien s’est crispé entre le port et la rive d’un côté, la ville de l’autre, donnant lieu à de nombreuses tensions. Depuis quelques années les choses changent, car il est devenu inacceptable pour la municipalité et les citoyens de ne pas pouvoir bénéficier pleinement de ce qui constitue l’un des plus grands atouts de la ville.
Sylvain Dournel – Ce qui m’interpelle, c’est de voir que les démarches engagées à Lisbonne font écho à celles lancées en France dans des cités pionnières comme Nantes, ou des villes plus petites comme Amiens, Poitiers ou Bourges. Il y a là une multiplicité de cas et autant de rapports urbains à l’eau, mais toutes les villes questionnent la place et le rôle de leur cours d’eau et ce, à la faveur de démarches locale prenant pleinement en compte la singularité de leur contexte. Partout, dès lors qu’on renoue avec le cours d’eau en ville, on renoue aussi avec le site urbain en ville. Depuis 30 ans, les démarches urbaines attachées au traitement esthétique et fonctionnel des milieux fluviaux et humides se sont multipliées. En France, on peut citer, entre autres, Lyon et ses multiples extensions de centralité́ urbaine, Bordeaux et son approche avant tout patrimoniale par un traitement esthétique du front d’eau, ou encore Caen et la révélation de l’identité́ maritime de la ville par reconversion de l’estuaire de l’Orne sur 14 km.
Développement économique, innovation, environnement… Cette triple vocation complexifie-t-elle la donne, ne serait-ce que dans la hiérarchie des priorités et les arbitrages à faire ? La condition essentielle de réussite des projets n’est-elle pas dans une collaboration pluridisciplinaire ?
Gonçalo Faria – L’espace portuaire de Lisbonne est immense. Les relations entre les parties prenantes sont complexes. La zone recouvre onze municipalités de couleurs politiques différentes, qui ne sont pas toujours enclines à coopérer. Mais la nouvelle administration du port autonome a renoué le dialogue avec la municipalité de Lisbonne et les autres municipalités. J’espère que ce sera un vrai vecteur de changement.
En matière de transition, tout spécialement dans le domaine des énergies, il est impossible d’avancer seul. On ne peut pas imaginer par exemple que tel port favorise le méthanol alors que les ports voisins privilégient d’autres technologies. Il faut donc instaurer et animer un dialogue entre toutes les parties prenantes, publiques et privées. Les entreprises, les citoyens, les gouvernements, les élus, le monde associatif doivent partager une même vision et travailler ensemble sur les moyens d’action, les modèles et les technologies à mettre en œuvre. La réglementation est essentielle, c’est même une étape première, mais ensuite il faut agir et cette action ne peut être que collective. À cet égard, nous sommes à un tournant très intéressant.
Tommaso Spanevello – Le Pacte vert pour l’Europe a créé des situations qui peuvent être perçues comme contraignantes et il est clair qu’un port, tout seul, ne peut pas atteindre les objectifs fixés par le Green deal. C’est pourquoi il faut embarquer toutes les parties prenantes et c’est en l’occurrence à l’échelle locale que cela peut se faire. L’Europe pose le cadre législatif qui fixe les objectifs – ambitieux – et le calendrier. Ensuite, effectivement, il faut mettre les choses en marche, ce qui, d’un strict point de vue technologique, requiert de la cohérence entre les différentes parties prenantes. Prenons par exemple deux règlements européens essentiels pour le secteur maritime, le règlement AFIR (Alternative Fuels Infrastructure Regulation) et le règlement sur la décarbonation de la flotte de pêche. Nous pouvons décider en tant qu’autorité portuaire de mettre en place des infrastructures on-shore power supply (OPS) pour l’alimentation électrique à quai. Mais encore faudra-t-il que les navires en escale disposent d’équipements compatibles.
Gonçalo Faria – Il ne faut pas non plus négliger dans cet écosystème le rôle de la finance durable, que l’Union européenne a beaucoup fait avancer à la faveur notamment de la taxonomie européenne. Bien sûr, les élus, les citoyens, les entreprises, les associations sont autant de d’acteurs de l’accélération de la transition. Mais le sujet financier est absolument central. A fortiori parce que l’on parle de technologies et de modèles qui n’existent pas encore. Il va falloir gérer l’incertitude un certain temps. Je pense, cela dit, que la plupart des technologies qui se mettent en place survivront dans les dix prochaines années et que le risque associé à l’investissement dans la transition est de ce fait raisonnable. Mais il faut accélérer les choses, faire en sorte que les technologies gagnent en maturité. Nous sommes dans une course contre la montre et c’est, aussi, une question financière.
Exergues
Gonçalo Faria : «Les ports ne sont pas uniquement des infrastructures essentielles pour l’économie, ils ont un rôle important dans la vie des écosystèmes naturels et environnementaux.»
Tommaso Spanevello : «Il est clair qu’un port, tout seul, ne peut pas atteindre les objectifs fixés par le Green deal.»
Sylvain Dournel : «Ce qui est frappant à Lisbonne, c’est le rapport de linéarité entre le Tage et la ville et l’immensité de ce cours d’eau.»
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La Fabrique de la Cité
La Fabrique de la Cité est le think tank des transitions urbaines, fondé en 2010 à l’initiative du groupe VINCI, son mécène. Les acteurs de la cité, français et internationaux, y travaillent ensemble à l’élaboration de nouvelles manières de construire et reconstruire les villes.